Le diplomate et directeur de Luxembourg for Finance, Nicolas Mackel, sur la géopolitique de la place financière, les « stranded assets » de l’industrie des fonds et sa lecture de Piketty

« We proved you wrong »

Le fonctionnaire de la place financière : Nicolas Mackel, ce mardi, dans ses bureaux au Kirchberg
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2022

d’Land : Depuis les années 1990, la place financière se présente comme un hub européen, un havre de sécurité, une Suisse sans montagnes. Ces promesses faites au capital international pourront-elles être tenues dans le nouveau contexte géopolitique ?

Nicolas Mackel : Depuis dix ans, vous et beaucoup d’autres prédisez la fin de la place financière. We proved you wrong. L’environnement a complètement changé, le cadre réglementaire a complètement changé, mais on est toujours là, et on se porte même plutôt bien. Si l’environnement géopolitique devait changer, le Luxembourg serait évidemment capable de s’adapter.

Au lendemain de l’invasion russe de l’Ukraine, le ministre de l’Économie, Franz Fayot (LSAP), a esquissé les contours d’une nouvelle doctrine commerciale, déclarant qu’il fallait être « moins naïf » et étoffer la « human rights due diligence ». Ses missions officielles vont mener vers des destinations très peu sulfureuses : en Europe, en Amérique du Nord ainsi qu’en Corée du Sud. Le président de la Chambre de commerce, Luc Frieden, affiche, lui, une stratégie plus offensive de démarchage, visant notamment les pays du Golfe. Quelle ligne compte suivre Luxembourg for Finance ?

Ce que fait Monsieur Fayot dans son domaine, cela ne me regarde pas. Le ministre de l’Économie choisit les destinations qu’il estime les plus appropriées pour ses activités de prospection ou de promotion. Pour ce qui est du domaine financier, nous avons gardé une mission en Chine sur notre programme, même si celle-ci ne pourra probablement pas avoir lieu, pour des raisons liées au Covid. Nous regardons la Chine comme le font tous les grands acteurs financiers, qu’ils soient américains, français, allemands, japonais ou autres, tous engagés sur ce marché. La Chine deviendra prochainement la première économie mondiale : On ne peut ni l’ignorer, ni la contourner, ni la laisser de côté. Est-ce que cela nous dédouane de toute autre considération ? Certainement non ! Il est clair que beaucoup de choses en Chine ne vont pas dans la bonne direction. Je pense notamment au traitement des Ouïghours, qui n’est pas compatible avec notre conception des droits de l’Homme. Cela contamine-t-il l’ensemble du marché chinois ? Non.

La polarisation géopolitique ne compliquera-t-elle pas la position, jusqu’ici accommodante, du Luxembourg vis-à-vis de la Chine ?

Il faut garder la proportion des choses. Pour nous, la Chine est et reste un marché intéressant, mais c’est surtout un marché d’avenir. Les États-Unis sont, eux, un marché extrêmement important pour le Luxembourg. En termes d’activités et de volumes, la présence chinoise ne représente même pas un dixième de ce que représente la présence américaine. Il faut donc voir ça avec une certaine nuance.

Cette « nuance » pourrait un jour peser lourd. Le Luxembourg s’est toujours présenté vis-à-vis de la Chine comme un allié serviable, inoffensif, sans passé colonial ni prétentions géostratégiques. Mais si la concurrence entre les États-Unis et la Chine s’exacerbait, le Luxembourg suivrait l’hégémonie américaine…

… le terme « hégémonie » ne me semble pas approprié dans ce contexte. Le Luxembourg a toujours été un pays qui, à beaucoup d’égards, est commercialement et politiquement neutre. Mais nous faisons évidemment partie de certaines alliances économiques et militaires, qui nous inscrivent dans un camp de pays qui partagent certaines valeurs. Ces valeurs nous sommes prêts à les défendre. En janvier encore, vous auriez probablement dit que le Luxembourg s’est toujours présenté vis-à-vis de la Russie comme pays neutre, indépendant, et cetera. Mais dès la première minute, on était là pour montrer de quel côté on était.

En cas d’invasion de Taïwan, les mesures prises contre les banques chinoises seraient donc similaires à celles prises contre les banques russes après l’invasion de l’Ukraine ?

Ce serait une décision politique à prendre. Mais en cas d’invasion militaire de Taiwan, je ne vois pas de scénario dans lequel on pourrait continuer les relations telles qu’elles sont actuellement.

Au début de son premier mandat, le ministre des Finances, Pierre Gramegna (DP), insistait dans tous ses discours sur la présence des banques chinoises et le rôle du Luxembourg comme centre international renminbi. Depuis, cet enthousiasme s’est beaucoup calmé. Au cours des cinq dernières années, aucune nouvelle banque chinoise ne s’est ainsi installée au Luxembourg, alors que des dossiers étaient dans les tuyaux.

Les choses changent ! C’est vrai qu’en 2014-2015, Pierre Gramegna faisait beaucoup plus état des Chinois. Mais c’était un moment où la Chine s’ouvrait. Des décisions se prenaient, et pour une très grande partie on était on the receiving end. On pouvait donc s’en vanter. Mais Xi Jinping a réduit la marge de manœuvre des institutions financières chinoises. Si les investissements chinois en Europe ont baissé, ce n’est pas seulement le fait des Européens, c’est aussi le fait de la Chine. Les autorités chinoises ont dit aux banques : « Vous n’allez plus faire des investissements à gauche et à droite, à tort et à travers. Vous n’allez plus faire que des investissements stratégiques. » Certaines banques ont donc pris la décision de ne pas étendre leurs activités dans l’UE, ni au Luxembourg ni ailleurs en Europe.

À propos de géopolitique et de place financière : La défense du « Lëtzebuerger Bifteck » (pour reprendre l’expression de Xavier Bettel) semble être devenue l’affaire du corps diplomatique : Pierre Gramegna, Yuriko Backes, vous-même…

Prenez les Paul Helminger, les Nicolas Schmit, les Pierre Gramegna et les Yuriko Backes, la diplomatie est un vivier où vous pouvez trouver des gens de qualité, motivés, compétents, qualifiés pour défendre les intérêts de l’État.

Il y a trois semaines, vous avez avoué sur RTL-Radio que si on vous avait demandé de succéder à Pierre Gramegna, vous n’auriez « probablement pas dit non » : « als gudde Staatsbeamten, deen ëmmer mécht wat e gefrot gëtt ». Le mandat de ministre, ce serait donc un échelon dans la carrière du haut fonctionnaire ?

C’était simplement une boutade pour sortir de cette question (rires) ! Mais connaissez-vous quelqu’un qui n’aurait pas accepté ?

Dans les médias nationaux et internationaux, vous avez repris le rôle que tenaient traditionnellement des directeurs de l’ABBL comme Lucien Thiel ou Jean-Jacques Rommes. Vous êtes un diplomate payé par l’État, mais s’exprimant au nom de « la place financière ». D’où parlez-vous ?

Les actionnaires de LFF sont l’État, mais également les associations représentatives du secteur financier ainsi que la Chambre de commerce. Ce n’est pas moi qui me suis donné ce rôle, ce sont mes actionnaires. Ce n’est donc pas seulement au nom de l’État que je m’exprime en tant que fonctionnaire, mais également pour l’Alfi, pour l’ABBL, pour l’ACA, pour la Chambre de commerce.

Quand il s’agissait de faire la promotion de la place financière à l’étranger, c’était une chose. Mais avec la campagne « Eis Finanzplaz », vous avez tourné vos activités vers l’intérieur…

… Ce sont mes actionnaires qui m’ont demandé de le faire.

Vous vous ennuyiez pendant le confinement ?

(Rires.) Mes actionnaires ont trouvé qu’on avait fait un travail tout à fait convenable vis-à-vis de la presse étrangère, et ils nous ont dit : « Pourquoi ne pas le faire sur le plan national ? » Et en tant que fonctionnaire, je fais ce qu’on me demande.

Le sentiment qui se dégage de la campagne « Ons Finanzplaz », c’est que les Luxembourgeois devraient faire preuve de plus de gratitude envers la place financière.

Où avez-vous lu cela ?

Vous avez notamment expliqué que les généreux traitements des fonctionnaires seraient dus à la place financière…

Ben, on explique. On ne demande aucune gratitude. C’est une campagne pédagogique qui vise à démystifier ce qu’est l’industrie financière au Luxembourg et ce qu’elle représente pour le Luxembourg. On explique à la grand-mère et à ses petits-enfants ce que sont les marchés de capitaux, la finance verte…

… La pédagogie et la propagande sont souvent proches.

La question, c’est qui est l’activiste et qui est le pédagogue entre vous et moi (rires).

Les idéologues, ce sont toujours les autres, c’est bien connu.

Absolument. C’est pour cela que vous nous appelez propagandistes et idéologues (rires).

Dans une interview accordée au Wort en 2020, vous estimiez que certains Luxembourgeois ne seraient pas assez « fiers » de la place financière, « vielleicht, weil ihr Verhältnis zu Geld ungeklärt ist ». Qu’entendiez-vous par là ?

Regardez ces articles qui traitent de la manière dont les riches structurent leur fortune. Qu’est-ce qui intéresse les lecteurs ? C’est la fascination pour l’argent des autres. Est-ce que c’est un amour, une haine ? C’est cette contradiction que je visais.

Peut-être que les gens voient que la société devient de plus en plus inégalitaire, et trouvent cela choquant ?

C’est encore une autre discussion. Je vais peut-être vous étonner, mais j’ai lu tous les Krugman, Piketty et autres. Thomas Piketty, dans son constat, n’a pas tout à fait tort : L’augmentation des inégalités depuis les années 1980 est une évidence économique. Là où je ne suis pas d’accord avec lui, c’est que sa seule solution, c’est imposer, imposer, imposer. Comme beaucoup de ces intellectuels de gauche, pour qui la seule médication possible, c’est l’impôt, l’impôt, l’impôt. Sur ce point je ne suis pas d’accord.

Vous préférez la philanthropie ?

Non, l’éducation. Il faut donner aux gens la chance de réussir.

Passons au changement climatique et à la transition énergétique. Greenpeace a fait analyser les cent plus grands fonds domiciliés au Luxembourg. En moyenne, ceux-ci investiraient selon un scénario de quatre degrés Celsius, donc bien au-delà des objectifs de l’Accord de Paris. Certains fonds ne seraient même pas compatibles avec un scénario à six degrés Celsius. L’industrie des fonds reste donc sur une trajectoire qui nous mène vers une terre inhabitable : Est-elle complice d’écocide ?

Ces études de Greenpeace sont en grande partie sérieuses, même si on peut ne pas être d’accord avec la manière dont les résultats sont présentés. Il faut faire la part des choses. Fait-on assez ? La réponse est « non ». Est ce qu’on devrait faire plus ? Absolument. Mais il ne serait pas réaliste d’attendre de la part de l’industrie financière de basculer dans la neutralité carbone du jour au lendemain. Les politiques se sont accordés sur une période de transition qui va jusqu’en 2050. L’industrie des fonds ne peut pas subitement devenir à cent pour cent verte, sinon elle couperait l’oxygène à l’économie. Tant qu’il y aura des activités qui ne sont pas carbon neutral, elles auront besoin de financements. Mais ceux-ci devront diminuer. Et je pense que les rapports de Greenpeace sont très utiles pour mettre la pression.

Peut-on estimer le risque systémique que représentent les futurs « stranded assets » pour la place financière ?

En théorie, vous pourriez le chiffrer. Mais, en fin de compte, on ne peut pas prédire quels avoirs vont finir stranded. Il ne faut pas oublier que l’être l’humain est capable de trouver des solutions technologiques. Ayons un peu confiance dans l’intelligence et la créativité humaines pour trouver des solutions d’ici 2050, notamment pour la reconversion des raffineries et infrastructures pétrolières…

Il y a trois semaines, vous vous réjouissiez sur RTL-Radio de la nouvelle taxonomie européenne. Or, dans la pratique, elle prévoit des nuances qui virent au vert extrêmement pâle. Un fonds pourra ainsi étiqueter comme « durable » ses investissements dans une compagnie pétrolière, si celle-ci présente un plan de transition ou de bonnes performances de sécurité sur ces plateformes de forage.

C’est un peu caricaturer les choses. Faites un pas en arrière. L’UE a su mettre en place, et ceci dans un temps record, le premier cadre à échelle continentale réglementant tout ce qui a trait à la finance durable. La taxonomie est loin d’être parfaite, un compromis à 27 ne l’est jamais, et il y a évidemment la guerre de religion sur le nucléaire et le gaz. Mais au moins ce compromis est workable.

En gros, vous dites que c’est mieux que rien.

Non, je dis que c’est beaucoup, beaucoup, beaucoup mieux que rien et beaucoup mieux que ce que d’autres pays ont. Cela harmonise à un très haut niveau ce qui est vert. On a une définition commune entre 27 juridictions, on va parler la même langue. Les opérateurs financiers commencent à saisir le sérieux du sujet. On ne tolérera plus que des produits financiers soient vendus sous une fausse étiquette. La CSSF a certainement un rôle à jouer, mais également les organes internes, les investisseurs, les actionnaires. Les perquisitions à Francfort chez DWS et la Deutsche Bank [pour soupçons de greenwashing] l’ont rappelé. Tout le monde se rend compte qu’on ne peut pas simplement espérer ne pas être pris en flagrant délit. Espérer n’est pas une stratégie.

Une dernière question : Ce dimanche aura lieu le second tour des législatives en France. Même si cela semble peu probable, Jean-Luc Mélenchon pourrait devenir le prochain Premier ministre français. La place financière s’attend-elle à un nouveau 1981, avec une fuite de capitaux vers le Luxembourg ?

Je n’ai pas de commentaire à faire sur la politique française. Mais de manière générale, on peut s’interroger si le parti qui sortira vainqueur de ces élections pourra s’engager dans une voie similaire à celle de François Mitterrand en 1981. Il y a quand même un cadre européen qui, s’il ne rend pas impossible de tels choix, les rend du moins très difficiles. Il existe entretemps une jurisprudence de la Cour de Justice de l’UE sur la violation du droit européen. Ça risque donc non seulement de ne pas être facile, mais d’être en plus onéreux.

Bernard Thomas
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