Les pays émergents sont de plus en plus concernés

Une dette préoccupante

d'Lëtzebuerger Land du 12.04.2019

Publié le 13 mars dernier, le livre intitulé La descente aux enfers de la finance n’est pas passé inaperçu, d’autant qu’il a été préfacé par Jean-Claude Trichet, ancien président de la BCE (2003-2011). Son auteur, Georges Ugeux, 74 ans, a été vice-président du New York Stock Exchange et dirige aujourd’hui le cabinet de conseil Galileo Global Advisors à New York. Il tient le blog « Démystifier la finance » sur le site du quotidien français Le Monde. Pour lui, une crise financière majeure se produira avant la fin 2020. Bien plus grave que celle qui a éclaté en 2008, elle serait cette fois causée par l’endettement excessif des États.

Deux études récentes semblent apporter de l’eau à son moulin, mais leurs conclusions sont plus nuancées que celles du banquier belge. Début janvier, le FMI a tiré le signal d’alarme : jamais, depuis les années d’après la Seconde Guerre mondiale, l’économie mondiale n’avait accumulé autant de dettes. Si celles-ci restent principalement privées, leur gonflement récent doit beaucoup au comportement des États.

La dette totale des 190 pays étudiés par le FMI atteignait la somme astronomique de 184 000 milliards de dollars à la fin 2017, soit 225 pour cent de leur PIB, une proportion qui a doublé en cinquante ans. En moyenne, cela représente 86 000 dollars par habitant.

En termes de montants, trois pays (États-Unis, Chine et Japon) pèsent pour 56 pour cent de la dette mondiale, alors qu’ils ne représentent que 45 pour cent du PIB planétaire. En valeur relative, la dette globale au Japon frôle les 400 pour cent du PIB, contre 256 pour cent aux États-Unis et 254 en Chine. Mais l’Europe n’est pas en reste, avec sur le podium la France (289 pour cent du PIB), le Royaume-Uni (247) et l’Italie (246).

La Chine tire vers le haut la moyenne des pays émergents, mais elle est aussi responsable de la situation de nombreux pays à faible revenu, dont l’endettement croissant inquiète le FMI. En Afrique notamment, certains pays ont en effet bénéficié de prêts chinois peu compatibles avec leur situation économique.

L’endettement privé représentait en 2017 près des deux tiers du total mondial, le reste étant constitué de dette publique. Mais cette dernière, qui avait affiché une baisse continue des années cinquante jusqu’au milieu des années 1970, n’a cessé d’augmenter depuis, entraînée par les économies avancées et, plus récemment, par les pays émergents ou en développement. Dans certains pays à faible revenu, elle atteint désormais « des niveaux proches de ceux observés lorsqu’ils demandaient un allègement de leur dette ».

Début mars, c’était au tour de l’agence de notation Standard & Poor’s (S&P) de mettre en garde contre le niveau de la dette mondiale, aujourd’hui plus élevée en valeur absolue et en valeur relative qu’au moment de la crise de 2008. En effet, contrairement au FMI, dont les données remontent à 1950, S&P s’est focalisé sur la décennie qui vient de s’écouler. Sur cette période, la dette globale s’est accrue de 51,5 pour cent pour atteindre 178 680 milliards d’euros soit 2,22 fois le PIB mondial, dont près des deux tiers correspondent à un endettement privé. Dans les pays émergents hors Chine elle a augmenté de 70 pour cent.

En 2018, la proportion de la dette « corporate » était exactement la même qu’en 2008, soit 39,7 pour cent. Mais sa répartition a radicalement changé entre les grandes régions du monde. L’endettement des entreprises chinoises a été multiplié par cinq, atteignant 1,7 fois le PIB local. Il culmine à 20.300 milliards soit 28,6 pour cent de la dette « corporate » mondiale contre 8,5 pour cent dix ans plus tôt. Les dettes des sociétés américaines ont crû de 42 pour cent, mais dans les autres pays développés, elles sont restées stables en valeur et ont chuté de près de vingt points en proportion (de 58 à 38,9 pour cent).

L’autre composante de la dette privée, celle des ménages, n’a augmenté que de 26 pour cent en montant, et a diminué en valeur relative, passant de 30,5 à 25,4 pour cent du total de la dette. Les ménages des pays développés sont toujours les plus endettés, avec 75 pour cent de la dette des ménages dans le monde. Mais l’encours n’a crû que de 4,5 pour cent. Les ménages des pays émergents ont été moins sages, avec un triplement de leur dette, une moyenne tirée vers le haut par la Chine où elle a été multipliée par huit !

Finalement la dette privée dans son ensemble pèse aujourd’hui 65,1 pour cent du total contre 70,2 pour cent en 2008. Ce qui signifie que la dette publique a davantage augmenté : en dix ans, elle a en effet progressé de 77,5 pour cent. Les États et collectivités publiques des pays développés représentent toujours 78 pour cent de l’encours, avec un doublement aux États-Unis tandis que la zone Euro est restée raisonnable avec seulement 28 pour cent de plus. Les pays émergents ont vu de leur côté leur dette publique multipliée par 2,5 à cause de la Chine où elle partait, il est vrai, d’un niveau assez bas. Sur dix ans, l’accroissement de la dette publique (+27 200 milliards) est surtout dû aux États-Unis (+10 500 milliards) et aux autres pays développés (+8 500 milliards, dont 2 800 pour la zone euro) alors que la Chine n’a contribué que pour 5 000 milliards à la hausse.

Selon S&P la dette actuelle est globalement plus risquée qu’avant la crise, avec une dégradation du risque de crédit des entreprises et de certains États, une moindre liquidité de titres de dette et une diminution de la protection des investisseurs.

Malgré ces sombres constats les études pointent quelques points positifs. Le FMI remarque qu’en 2017, le ratio mondial dette/PIB a diminué d’un point et demi, grâce aux pays avancés, où la dette publique a connu une « baisse saine » de 2,5 points par rapport au PIB. La dernière réduction d’une telle ampleur remonte à dix ans, lorsque la croissance mondiale était supérieure à celle d’aujourd’hui. Le FMI note néanmoins qu’« il n’est pas encore clair s’il s’agit d’une interruption dans une tendance ascendante ininterrompue ou si les pays ont entamé un processus plus long pour se désendetter davantage ». Autre changement important en 2017 : le rythme de l’accumulation de la dette privée a considérablement ralenti en Chine, bien qu’il soit toujours élevé.

Du côté de S&P, on considère que les sources de la hausse de l’endettement mondial limitent le risque de contagion en cas de défaillance. La dette publique est encore, à hauteur de 78 pour cent, le fait de pays avancés solides. Fréquemment libellée en devises fortes, elle suscite toujours la confiance des investisseurs. Quant à la dette privée, tirée vers le haut par l’endettement des entreprises et des ménages chinois (+22 100 milliards de dollars en dix ans) elle est principalement détenue par des créanciers locaux et le gouvernement chinois « a les moyens et les motivations d’éviter des défauts massifs ». Pékin disposerait d’une réserve de cash de plus de 3 000 milliards de dollars.

Le risque le plus élevé, qui a fait l’objet des craintes exprimées par les autorités, les professionnels de la finance et de nombreux économistes (dont Georges Ugeux) était naturellement celui d’une hausse des taux qui pourrait rendre insoutenable la charge de remboursement. Le FMI s’en inquiétait début janvier.

Compte tenu des récentes décisions de la Fed et de la BCE, ce risque semble provisoirement écarté. Mais compte tenu du niveau actuel des taux, ils ne pourront que remonter à plus ou moins brève échéance. Surtout les perspectives de désendettement restent incertaines, pour cause de ralentissement économique, ce qui constitue « une faille potentielle » selon le FMI. Dans des pays importants comme les États-Unis, la France et l’Italie, la dette publique continue de croître en raison de déficits budgétaires continus (même s’ils sont en voie de réduction). Dans des grands pays émergents comme le Brésil ou la Turquie, c’est surtout la dette privée qui est à surveiller, en liaison avec leurs difficultés actuelles. Des situations à risque dans certains pays ou groupes de pays, y compris en Europe, sont considérées comme plus probables qu’une nouvelle crise généralisée.

Georges Canto
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