Ce que nous apprennent les Romains

Histoires de sous

d'Lëtzebuerger Land vom 23.03.2012

De nos jours, un des combattants les plus farouches du néo-libéralisme déréglé est l’art contemporain qui, avec ses installations souvent saugrenues, dénonce le consumérisme, exhorte l’homme à la pensée critique, lui fournit, en somme, les armes nécessaires pour se défendre contre le flux quotidien d’images publicitaires du genre « Prouvez votre individualisme, achetez la nouvelle BMW » ou « Vous n’êtes pas une femme avant d’avoir mis la nouvelle lingerie de Lise Charmel » ou encore « Donnez à votre chien un style unique, achetez-lui le nouvel iPad, spécialement conçu pour commander du pedigree sur Internet avec une seule touche, le tout pour 899 euros ! » Bref, l’art contemporain contre un bon vieux lavage de cerveau. Et ce n’est pas tout à fait faux.

Mais il y a d’autres musées au Luxem[-]bourg que le Casino et le Mudam, dont les forces subversives ne sont peut-être pas aussi apparentes, mais qui nous apprennent quand même, si l’on s’intéresse un tant soit peu à l’Histoire de la région mosellane, que les temps durs que nous subissons depuis quelques années ne sont nullement un phénomène récent. Vous allez me répondre que oui, bien sûr, il y a eu la crise économique de 1929. Certes, mais il y a également eu celle de 253. Après Jésus-Christ. Qui a, d’ailleurs, gravement touché le Luxembourg, c’est-à-dire la région de Trèves. Et qui dura pas moins de 31 ans, jusqu’en 284, jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Dioclétien. Et encore.

S’il est vrai que les vieilles pierres romaines, les fragments de stèles funéraires, les épées rouillées, les statuettes de déesses-mères et autres bibelots décoratifs en bronze ne sont pas aussi fascinants que des machines qui font caca, et que le Musée national d’histoire et d’art est plus connu pour sa terrasse et son salad bar (avec ses bouteilles d’eau design) pour jeunes hommes et femmes d’affaires qui ont besoin de quelques feuilles de laitue et tomates séchées avant de se remettre à vendre des stock options, il (le MNHA) cache un trésor assez insoupçonné. Et je ne parle pas de la mosaïque de Vichten, qui compte parmi les plus belles découvertes romaines jamais faites et qui n’a rien à envier aux trésors de Pompéi (qui de toute façon sont en train de tomber en ruine parce que, bizarrement, l’argent versé par l’État italien pour la conservation du patrimoine disparaît dans les bas-fonds napolitains).

Non, je parle de véritables trésors – de vases et d’urnes remplis d’as, de deniers, de sesterces, d’antoniniens, de pièces de monnaies romaines en bronze, en argent (l’argenteus), en or (l’aureus), avec différentes têtes d’empereurs barbus couronnées de lauriers – découverts dans des villas au Titelberg, à Steinfort, à Bertrange.

Quelques mots d’explication. Après la conquête de la Gaule par Jules César, la région mosellane, sous la domination romaine, jouit d’une véritable ère de paix. Le territoire aujourd’hui connu sous le nom de Luxembourg appartient à la Gallia Belgica, avec la ville de Trèves comme capitale. Un véritable essor bourgeois (c’est-à-dire économique et social) a lieu. Les vici (petits villages plus ou moins fortifiés) se multiplient. Des vestiges ont été découverts à Mamer, Bertrange (à l’endroit du premier rond-point, là où il y a le chantier), Niederanven, Wasserbillig, Diekirch. Le vicus Riccianus (Dalheim) compte même un théâtre et des thermes hypermodernes. Le réseau routier est très développé, des tables itinéraires sont installées un peu partout. Le commerce fleurit.

La conséquence de tout cela est une rapide monétisation du territoire luxembourgeois, qui est l’arrière-pays de la frontière germanique vers l’Est, surtout après que l’Empire Romain ait connu son extension maximale sous le règne de Trajan. Les garnisons militaires et oppida assurent la défense des frontières contre toutes les tentatives d’incursion barbare, l’échange entre légions et commerçants fait circuler beaucoup d’argent. Cependant, en 253, lorsque l’empereur Sévère Alexandre, ayant acheté à prix lourd la paix avec les Alamans, est assassiné à Mayence par ses propres troupes qui le taxent de couardise, c’est le début d’une véritable anarchie politique et militaire. Entre 253 et 284, pas moins de 50 usurpateurs et corégents sont élevés au trône, le plus souvent par eux-mêmes ou par leurs soldats. Certains marchent sur Rome, afin qu’on reconnaisse leur statut, sans se soucier des frontières de l’Empire, d’autres prennent le contrôle d’une petite région dont ils déclarent l’indépendance, comme Postumus, général puis empereur gaulois entre 260 et 269, sous qui la Gaule fait brièvement sécession, avec Cologne comme capitale du nouvel empire des Gaules.

Évidemment, avec ces incessants conflits entre prétendants, les incursions germaniques se multiplient. Les frontières sont sous pression, la population rurale souvent victime de raids et de pillages, et les nouveaux empereurs ou autres officiers ont besoin d’argent pour rapidement lever des troupes. Leur solution est simple : Ils donnent en commande de massives frappes de pièces de monnaie à leur effigie. Ils ouvrent des ateliers monétaires non-officiels si la demande n’est pas satisfaite (oui, déjà à l’époque, il y avait quelque chose comme des banques centrales). La monnaie courante était l’antoninien, un double denier mis en circulation par l’empereur Caracalla. À l’origine en argent, l’immense besoin de « cash flow » fait en sorte que le pourcentage d’argent dans l’antoninien est de plus en plus réduit. La pièce de monnaie devient plus légère. Des 5 grammes d’argent initiaux (vers 215), il n’en reste plus que 2.5 en 268. La conséquence en est une (pour user de mots d’aujourd’hui) inflation grandissante et une dévaluation de la monnaie.

À partir des années 260, plusieurs millions de vrais et de faux (car les faussaires se multiplient aussi) antoniniens circulent sur le territoire de la Gaule, souvent avec des têtes d’empereurs dont personne n’a jamais entendu parler – et imaginez-vous : un officier veut payer des troupes auxiliaires avec des coffres remplis de pièces de monnaies à l’effigie d’un certain Tetricus II. « Nos illudis ? » (« Tu te fous de nous ?), demandent les soldats. Et avant que l’officier puisse répondre « Quid ? », ils l’étripent et le décapitent, puis jettent le coffre (avec la tête du malheureux officier) dans la rivière la plus proche d’où une fouille récente l’a extrait (le coffre, pas la tête).

Car, comme celle d’aujourd’hui, la monnaie romaine était sujette à des cours d’échange, et les pièces qui portaient l’effigie d’un empereur qui avait régné pendant à peine trois ans et que donc personne ne connaissait (on n’avait pas Internet à l’époque, rappelez-vous) subissaient un cours d’échange très défavorable. Ainsi, après la soumission de Tetricus II, sa monnaie n’avait plus aucune valeur. Un peu comme les papiers grecs d’aujourd’hui, en somme.

Et s’il est vrai que les empereurs Dioclétien et Constantin, au IVe siècle, ramènent une relative paix sur nos territoires, avec des présences militaires renforcées et la fortification des nombreux villages, les acquis civilisateurs se sont perdus avec les vagues successives d’invasions barbares. La population rurale vit dans des conditions on ne peut plus précaires, le commerce tarit. Pour à nouveau utiliser un vocabulaire actuel, il n’y a plus aucune croissance. En 402, quand les frontières de l’Empire Romain sont prises d’assaut les unes après les autres, l’empereur Arcadius arrête l’approvisionnement monétaire, pour éviter une nouvelle crise économique. La population locale (du moins ces hommes et femmes qui ont la chance de ne pas être massacrés tout de suite), après plusieurs siècles d’une économie monétaire impressionnante, revient au troc.

Qui sait, comme les prophéties eschatologiques sont à la mode et qu’on dit toujours que l’Histoire ne fait que se répéter, peut-être pouvons nous considérer cet épisode tumultueux de notre région comme une espèce de vision prémonitoire de ce qui va se passer dans les années à venir ? Dévaluation de l’argent, émeutes, pillages, le tout culminant dans de véritables guerres civiles, et beaucoup plus tard, un homme (comme dans ces films post-apocalyptiques un peu mièvres avec Viggo Mortensen) traversera le paysage ravagé du Luxembourg avec son fils, désignant les ruines squelettiques d’un de ces bâtiments de la finance de ce qui fut autrefois le Kirchberg, et dira : « C’est là que tout a commencé ! », avant d’aller au marché pour échanger sa dernière paire de chaussettes contre un morceau de poulet cramé que son fils, pas habitué au goût de la viande, recrachera aussitôt.

Ian de Toffoli
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