Financement de la culture

Values money can’t buy

d'Lëtzebuerger Land du 23.03.2012

« Non, non et encore non ! » est la réponse énergique de la ministre de la Culture, Octavie Modert (CSV), à la question si son appel public au mécénat dans le secteur de l’art contemporain, lancé l’année dernière au Mudam, était une manière de désengager l’État (Désirs, printemps 2012). Il est vrai que jusqu’ici, le budget que le gouvernement consacre à la culture est substantiel : 120 millions d’euros cette année, soit un peu plus d’un pour cent du budget de l’État. Et cette somme n’a guère encore été affectée par la crise : après une petite restriction budgétaire en 2011, suivant la recommandation générale du ministre des Finances d’économiser dix pour cent sur les frais de fonctionnement dans tous les domaines de l’administration publique, le budget atteint cette année son niveau de 2010.

La culture luxembourgeoise peut donc se dire heureuse jusqu’à présent, surtout en comparaison à la majorité des autres pays d’Europe, plus frontalement touchés par la crise économique et financière, où les coupes claires touchent aussi, et de façon violente, la culture : moins 22 pour cent en Grèce, moins 16,7 en Italie, aux alentours de sept pour cent au Royaume-Uni, en Espagne et aux Pays-Bas (source : Le Monde du 29 décembre 2011).

Or, si les financements publics restent stables, jusqu’à nouvel ordre, c’est surtout du côté de l’apport de l’économie privée que les musées ont à gérer les conséquences de la crise : « Chez nous, la crise a commencé à se faire sentir en 2008 », constate ainsi Annick Spautz, responsable mécénat au Mudam. En 2009, un des gros partenaires institutionnels du musée depuis ses débuts, la Banque de Luxembourg (elle avait notamment accueilli son Camp de base avant l’ouverture du bâtiment aux Trois Glands), a annoncé qu’elle ne voulait pas poursuivre ce partenariat, décidée à se réorienter vers la philanthropie autre que culturelle. Deux ans plus tard, en 2010, la KBL (partenaire de la série d’expositions Go East !), ayant changé de propriétaire, annonçait elle aussi une réorientation de son mécénat culturel. Il fallait agir, s’adapter.

« Ce que nous avons fait, raconte Annick Spautz, c’était de diversifier notre portfolio de mécènes, de ne pas nous limiter à quelques très gros partenaires, mais de les multiplier. Car si on a un plus gros nombre de mécènes, l’impact est moindre lorsque l’un d’eux part. » Entre 2009 et 2011, le Mudam a, grâce à ces efforts, réussi à augmenter sa part d’autofinancement, toutes sources comprises, de quatorze pour cent en 2009 à 14,50 pour cent en 2011 (sur un budget global de 6,68 millions d’euros). La moitié de cette somme d’autofinancement provient du mécénat, le reste de donations finan-cières, échanges de services et de donations d’œuvres.

Afin d’attirer et de fidéliser les mécènes, le Mudam offre différents packages d’avantages pour différentes sommes investies : on devient « parrain » pour 100 000 euros par an – donnant droit, par exemple, à organiser des événements privés dans la café ou dans l’auditorium, ainsi que des visites guidées particulières des expositions pour les employés ou des clients – , « partenaire » pour 50 000 euros par an, « tuteur » pour 25 000 euros ou « associé » pour 10 000 euros. Mais le musée récolte aussi quelque 20 000 euros par an par le biais de ses cartes de fidélité Mudami, qui sont plus de 350 à symboliser ainsi leur adhésion au Mudam. « J’aime beaucoup notre philosophie de parler de publicS, avec un s parce qu’ils sont multiples, souligne Enrico Lunghi, le directeur général du Mudam, ce sont toutes ces personnes qui, d’une manière ou d’une autre, portent le musée ».

Pour lui, en tant que responsable hiérarchique de la programmation, il est essentiel d’avoir des partenariats de longue durée, qui s’engagent sur plusieurs années, la plupart du temps sur trois ans, (une exception étant la Leir Foundation, qui s’est engagée sur six ans), car cela permet d’avoir une certaine sécurité de programmation. Un nouveau mécène, la Japan Tobacco, vient de signer elle aussi un contrat de trois ans ; s’associer au Mudam est pour elle une manière d’acquérir une visibilité discrète au pays des Maryland et Ducal.

L’expérience du Casino Luxem[-]bourg, l’institution par excellence dédiée à l’art contemporain, prouve à quel point l’appel de la ministre au mécénat était désespéré : les ressources propres provenant du sponsoring oscillent entre cinq et quinze pour cent de son budget annuel, soit quelque 50 000 euros en moyenne par an, mais cela dépend du programme – les deux expositions Sous les ponts, le long de la rivière en 2001 et 2004 ont été les plus grands succès de ce point de vue-là. « En règle générale, ce sont souvent des sommes minimes, genre 1 500, 2 000 ou 3 000 euros, pour lesquelles nous devons démarcher beaucoup, auprès des ambassades ou des bureaux export et fondations, » explique Jo Kox, le directeur administratif du Casino. Mais la somme ainsi récoltée permet d’assurer dix pour cent du programme artistique par an, c’est non-négligeable. D’autres institutions, dans d’autres domaines culturels, ont des taux d’autofinancement beaucoup plus élevés, comme notamment la Philharmonie, qui, en 2010, a récolté plus de 5,1 millions d’euros de recettes propres, sponsoring inclus, sur un budget global de 12,6 millions (source : Rapport annuel 2010).

« Je considère que les entreprises ont un rôle à jouer dans la société, » affirme Bob Kneip, CEO de la société Kneip, prestataire de services du secteur financier. Fondateur et toujours propriétaire de la société, il a monté sa propre collection d’œuvres d’art contemporain, forte désormais de quelque 140 œuvres, avec un goût personnel très prononcé pour le pop art, des couleurs qui flashent, des motifs gais. La collection compte quelques grands noms, comme une compression murale de César ou deux sérigraphies d’Andy Warhol, mais Bob Kneip achète aussi des œuvres d’artistes luxembourgeois (Chistian Frantzen, David Russon,...), toujours des coups de cœur, spontanés. Les œuvres sont accessibles au grand public lors de la journée portes ouvertes Private Art Kirchberg, dont la prochaine édition aura lieu le le 30 septembre prochain. En outre, persuadée que la responsabilité sociale des entreprises « ne se limite pas uniquement au tri des déchets », l’entreprise achète par exemple des stocks de tickets d’entrée pour les concerts des Solistes européens, qu’elle met à disposition des étudiants, ou s’engage dans l’éducation et la formation. « Mais je constate que ce partage de la part des sociétés privées n’est pas du tout encouragé par l’État », souligne encore Bob Kneip, qui regrette l’absence de mécanismes d’incitation, par exemple fiscale.

L’approche de Pit Hentgen, PDG de l’assureur luxembourgeois Lalux (anciennement La Luxembourgeoise), est tout à fait différente : Une fois prises la décision de construire un nouveau bâtiment à Leudelange, ainsi que le choix de l’architecte Jim Clemes, sélectionné sur base d’un concours, et de l’esthétique de l’architecture de ce nouveau siège, monter une collection d’art contemporain pour agrémenter ce bâtiment devenait une évidence. Mais pour lui, cet art ne devait en aucun cas choquer ou provoquer des débats, ou, pire, des scandales. Il choisit comme thème la solidarité, qu’il considère être la base de son métier, et la nature. Assisté d’Aude Lemogne, qui venait de lancer sa société de consultance Link Management, il définit ainsi un budget (300 000 euros, sur un budget de construction de 90 millions) pour acquérir une vingtaine d’œuvres accrochées dans les parties du bâtiment où il y a le plus de circulation du public, dont une série photographique d’Olafur Elisasson, un Hiroshi Sukimoto, une série de Hans op de Beeck, un Darren Almond et une majestueuse toile de Gregor Hildebrandt de cinq mètres de haut, réalisée sur mesure (I hear the voice calling my name). Par contre, on ne trouve aucun artiste luxembourgeois dans cette collection, un choix délibéré de la part de Pit Hentgen, qui voulait éviter les polémiques sur qui était choisi et qui était exclu, ni aucun investissement réalisé par le biais d’une galerie autochtone – ce qui lui a d’ailleurs valu les critiques des galeristes luxembourgeois.

« Les banques, les grands cabinets d’avocats et les sociétés d’audit et de conseil sont actuellement les plus grands acteurs sur le marché de l’art au Luxembourg », constate aussi Alex Reding, galeriste (galerie Nosbaum-Reding), qui connaît bien le secteur pour avoir publié le livre Art.Inc (voir ci-contre), mais beaucoup d’entre eux ont une approche de thésaurisation de patrimoine plutôt que de s’engager de manière plus immatérielle auprès d’institutions publiques. Les plus grandes banques autoch-tones, comme BGL BNP Paribas, la Spuerkeess ou la Bil, avec sa galerie et son parc, ont leurs propres espaces d’exposition, « et souvent, le budget pour les expositions fait partie du budget communication, elles en font surtout un événement VIP. D’ailleurs, il n’est pas rare que le poste réservé au cocktail équivaille à celui réservé à la création artis-tique », note Alex Reding.

Le mécénat et la philanthropie culturels restent largement sous-développés au Luxembourg, faute de tradition peut-être, mais aussi faute de mécanismes d’incitation ou de soutien public à cet acte désintéressé. Les exceptions toutefois existent, comme la Fondation Indépendance, créée à il y a treize an par Gaston Thorn et présidée aujourd’hui par Jean Petit, qui gère un pactole annuel attribué par la Bil, et a investi 2,27 millions d’euros dans le soutien de projets culturels de tous les domaines entre 1999 et 2011. En 2010, 11,78 pour cent des investissements des différentes fondations abritées de la Fondation de Luxembourg sont allés dans la culture et la diversité (source : Rapport annuel 2010). La même année, le Fonds culturel national, qui est essentiellement financé par les recettes occasionnées par la Loterie nationale et le Loto allemand (par le biais de l’Œuvre nationale de secours grande-duchesse Charlotte), a pu investir plus de 800 000 euros dans les projets culturels.

L’association Les Amis des musées a récolté, en 2011, presque 55 000 euros de la part de ses membres, qu’elle va redistribuer aux musées, avec cette année un don substantiel de presque 50 000 euros pour le Musée national d’histoire et d’art. D’autres modes de financement solidaire, comme notamment le crowd-funding, en sont encore à leurs balbutiements au Luxembourg, où toutefois la plateforme Fansnextdoor.com a réussi à trouver auprès de 42 fans les 2 000 euros nécessaires pour financer par exemple la production du disque The boy of the bipolar neighbour du Mudam.

josée hansen
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