Le ministre des Finances fait le job, notamment avec des mesures de justice fiscale, mais affiche peu d’ambition à cause d’un contexte flou

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d'Lëtzebuerger Land du 16.10.2020

« Un budget extraordinaire pour une époque extraordinaire », la punchline du ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) affuble le projet de budget livré mercredi d’un costume un peu grand. Devant les députés réunis au Cercle municipal pour ce raout traditionnel de la rentrée parlementaire, le ministre libéral livre un satisfecit à l’action gouvernementale depuis le mois de mars. « Le gouvernement a fait ce qu’il fallait pour protéger les gens et l’économie » dans un contexte difficile à cause de la pandémie de Covid-19. L’impact direct des mesures visant à endiguer la crise s’élève, dans le solde public, à 3,3 milliards d’euros, soit 5,5 pour cent du PIB, lit-on dans l’épaisse documentation distribuée pour l’événement. L’élu libéral y ajoute le travail de longue haleine accompli sur la réputation du centre financier luxembourgeois en matière de transparence et d’éthique… bien que la Commission européenne rappelle au Grand-Duché avec insistance, dans le cadre du semestre européen, de bien veiller au respect des obligations anti-blanchiment auprès des fiduciaires et des trusts. D’une manière générale néanmoins, le pays a stoppé son industrie de l’évasion fiscale de masse et bénéficie d’une meilleure réputation auprès des partenaires internationaux. 

Charité bien ordonnée commence par soi-même, professe-t-on en nos contrées judéo-chrétiennes. Et Pierre Gramegna d’aborder les abus que ses prédécesseurs du parti chrétien-social ont laissé croître au profit des happy few bien connectés. Le Premier ministre Xavier Bettel (DP) hoche la tête de manière résolue. Côté CSV, Laurent Mosar se frotte les yeux puis grimace sans toutefois donner l’air de vraiment écouter. Martine Hansen ajuste son châle. « Il fait froid », dit-elle à son voisin Gilles Roth qui sourit poliment. Derrière la cheffe de fraction, Françoise Hetto-Gaasch a gardé sa doudoune. Le ministre des Finances ignore ce détachement et introduit les mesures de justice fiscale intégrées à son projet de budget. Voilà l’annonce majeure du jour pour la place financière, une sorte de reprise en main du politique sur les intérêts de castes. 

Blind date

Il n’y aura finalement pas de réforme fiscale générale, comme l’avait annoncé la veille le chef de l’exécutif. La solidité des finances luxembourgeoises, reconnue en le sacrosaint AAA, permet de traverser la crise de manière plus sereine. Mais l’incertitude prévaut et des réformes fiscales d’envergure dans ce contexte en rajouteraient une deuxième couche potentiellement fatale. La zone euro a vu son PIB s’effondrer de 11,8 pour cent du premier au deuxième trimestre. La chute s’est limitée à 7,2 pour cent au Grand-Duché. Elle n’en reste pas moins historique. On croyait le pire passé. Mais on parle de recrudescence du chômage, limitée pour l’instant, avec une potentielle avalanche de faillites, notamment dans l’horeca et le commerce… sans parler des plans sociaux dans l’industrie en sus de ceux en cours chez ArcelorMittal (570 emplois menacés) ou Luxguard (une soixantaine). Le PIB chutera de sept pour cent sur un an (de 64 milliards à 59 en valeur) fin 2020 et devrait reprendre 9,1 pour cent en 2021, puis 5,1 en 2022, 4,6 en 2023 et 4,3 en 2024. Un scénario de référence du Statec éminemment théorique. Les alternatives sont un scénario favorable un tout petit peu plus favorable (autour de deux ou trois pour cent de plus que les chiffres de référence dans le cas d’un regain de confiance soudain) et un scénario défavorable qu’on pourrait qualifier de catastrophique avec un recul de sept à huit pour cent par rapport à l’hypothèse centrale. « Le facteur-clé du scénario (défavorable, ndlr) est une deuxième vague d’infections au coronavirus à la fin 2020 », relève le ministère… D’autant plus inquiétant que les prévisions de 2021 partent du postulat que les mesures sanitaires et de stabilisation économique auront pris fin. 

« Le budget 2021 s’inscrit dans un contexte sans précédent dans l’histoire contemporaine de l’Europe et du monde entier. Ce n’est pas le moment de faire une réforme fiscale générale. Ce n’est pas non plus le moment d’augmenter les impôts », explique Pierre Gramegna à la tribune pendant que Michel Wolter (CSV) performe à Candy Crush. Le ministre des Finances, fidèle à sa prudence (il n’accèdera certainement jamais aux vœux patronaux d’un impôt sur les sociétés à quinze pour cent), prône des mesures « cohérentes ». La première d’entre elles, étrangement, tient au financement de la nouvellement créée Maison du Grand-Duc. Le deuxième train relève de la Steiergerechtegkeet. Le gouvernement satisfait à l’engagement inscrit dans l’accord de coalition de contrecarrer les abus dans l’utilisation des Sicav-Fis pour l’immobilier luxembourgeois. Par exemple, ces grandes familles locales, les Funck-Faber ou la dynastie Pauly-Hentgen de l’assurance La Luxembourgeoise qui placent (incidemment, prétendent les seconds, Land, 15.03.2019) des actifs immobiliers dans le véhicule de la famille Giorgetti, Cluster SCA, et bénéficient à ce titre d’une quasi-exemption fiscale tant que tout reste en place. Seule la taxe d’abonnement, 0,01 pour cent de la valeur des actifs, s’applique. Les revenus générés par ces fonds « tels que les loyers encaissés ou encore les plus-values réalisées lors de l’aliénation du bien sont susceptibles d’être exonérés des impôts directs si certaines conditions se trouvent remplies », relève le ministère de la rue de la Congrégation qui ajoute que ce dévoiement de la loi fiscale initialement destinée aux investisseurs internationaux (tel est en tout cas le narratif) a contribué à la hausse des prix du logement ces dernières années. Le ministère considère même que ces abus bafouent le principe (consacré à l’article 10 de la Constitution) d’égalité devant les charges publiques, un principe d’importance quand des mesures de redressement économique s’imposent à cause du Covid-19.

Dénichés

Le gouvernement propose d’introduire un prélèvement sur les revenus provenant de biens immobiliers sis au Grand-Duché et logés dans « certains types de fonds d’investissement spécifiquement visés ». La méthode est précisée au milieu des 470 pages du projet de budget. Les revenus provenant de la location d’un bien immobilier au Luxembourg et les plus-values résultant de l’aliénation dudit bien qui sont réalisés via des véhicules d’investissement seront soumis à partir du 1er janvier 2021 à un prélèvement de vingt pour cent. Les revenus doivent être déclarés par la société de gestion du fonds d’investissement… laquelle a souvent comme bénéficiaire économique le ou les propriétaires des biens. L’ACD sera chargée du contrôle et du prélèvement de l’impôt auprès du fonds, dont les comptes sont audités. L’an passé, l’ancien directeur de l’institution, Guy Heintz, indiquait au Land (à titre personnel) que soumettre ces revenus à l’imposition sous-entendait une « coopération » entre les détenteurs des informations (comme les banques) et le fisc, et donc qu’il faudrait abolir le secret bancaire des résidents. Pierre Gramegna souhaite par ailleurs légiférer pour interdire aux sociétés de gestion de patrimoine familial (SPF, un outil créé en 2007 pour remplacer les Holding 29 sur certains aspects patrimoniaux) la détention d’immeubles à travers des sociétés de personnes (même les sociétés civiles immobilières étrangères) ou des fonds communs de placement. 

Le ministre rabote un autre cadeau laissé par ses prédécesseurs CSV (mais renié par Mosar & Co « depuis de nombreuses années », insiste le député) aux banques, aux Big Four de l’audit et aux gros cabinets d’avocats : les stock options. Conformément à l’engagement, là aussi formulé dans l’accord de coalition, de graduellement abolir ce régime de défiscalisation massive, Pierre Gramegna annonce l’abrogation de la circulaire qui l’a encadré à partir de 2017 (modifiant celle de 2002) et, de facto, nous explique-t-on rue de la Congrégation, la possibilité pour les entreprises de demander ces impositions particulières. Galvaudés, les plans stock options permettent depuis des décennies à de nombreux cadres de la place (dont le nombre n’a jamais été rendu public) d’échapper aux dernières tranches de l’imposition sur le revenu. Ces produits financiers censés introduire un intéressement dans la rémunération consistent ici en des investissements liés à des indices proposés par l’employeur en complément du package avec une imposition allégée. Tout salarié « cadre supérieur » peut se faire verser jusqu’à la moitié de son salaire sous forme d’options d’achat d’actions. Cette part (en général un tiers de la rémunération totale) est imposée à un taux forfaitaire de douze pour cent. (Land, 10.03.2017). Selon une réponse à une question parlementaire du ministre Gramegna en 2016, le manque à gagner d’une telle mesure s’élève entre 150 et 200 millions d’euros, soit le coût de trois lycées. 

Ersatz

Le gouvernement introduit en remplacement une prime participative pour garantir aux salariés un partage des bénéfices réalisés par son entreprise. La prime sera exemptée de cinquante pour cent pour l’employé, mais le montant total des primes participatives allouées par l’employeur ne pourra excéder cinq pour cent du résultat positif de l’exercice. Le régime d’impatriés sera lui intégré à la loi fiscale. Cet outil, qui a été rénové en 2014, permet pendant cinq ans des exonérations au bénéfice de l’employé qui viendrait d’une région éloignée, à plus de 150 kilomètres de la frontière. Une mesure qui n’a pas rencontré un succès faramineux, glisse dans un euphémisme un fonctionnaire du ministère des Finances. 

Dernière œuvre en matière de justice fiscale présentée mercredi : le renchérissement des share deals. Le droit de mutation lors de l’apport d’un immeuble à une société sera triplé afin de mieux garantir l’égalité de traitement entre des sociétés qui investissent dans l’immobilier (via lesquelles passent souvent des personnes fortunées) en achetant des parts de structures qui les logent, et des contribuables lambda qui achètent directement les biens (asset deal). Les droits d’enregistrement des share deals seront portés à deux pour cent plus deux dixièmes (contre 0,5 pour cent et deux dixièmes aujourd’hui) et les droits de transcription à un pour cent (contre 0,5). Les asset deals sont soumis à un droit d’enregistrement de cinq pour cent. Le déchet fiscal de ces réformes n’est pas chiffré dans le budget. Pas même les recettes potentiellement engrangées. « Les effets se compenseront mutuellement », écrit-t-on dans les commentaires du projet de loi. Ces mesures pèseront de toute façon peu dans la masse de dépenses engagées pour lutter contre la crise, mais l’effort doit être collectif, fait comprendre le gouvernement.

Pierre Sorlut
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