Geometry and the social, l’essai disait en 1990 les prémisses de Peter Halley, au bout de la décennie des peintures présentes au Mudam

Le dilemme de Halley

d'Lëtzebuerger Land du 21.04.2023

Parallèlement à l’exposition Michel Majerus, Sinnmaschine, nous restons dans cette fin du vingtième siècle : Les années 1990 pour Michel Majerus, 1980 pour Peter Halley. Il aurait fallu, dans une correction chronologique et idéologique (au sens large du terme), commencer par l’Américain. Par les débuts de l’ère technologique, les changements apportés à la perception du monde, à sa configuration même. D’où la recommandation au visiteur, une fois monté à l’étage, de passer du temps, très utilement, aux documents, textes, esquisses, étalés dans les vitrines et dépliés aux murs. Ce qui fait en plus connaître un artiste de très belle intellectualité, préoccupé à comprendre où il vit et en rendre compte dans son art.

Le contraste alors est vif, et doit surprendre, avec la première toile, elle date de 1980, de l’exposition, dans la salle sud du musée. Elle n’est pas trop difficile à décrire ou évoquer. Plus large que haute, elle a une bande assez ample comme base, avec un ton bleuâtre qui vire peut-être à un noir lumineux ; et sur un fond vert olive, au milieu, se dresse par-dessus une barre d’un bleu plus clair. De la géométrie de grande pureté, dans les proportions, une harmonie extrême des tonalités, une musicalité sereine. Mais que dit le titre, allant bien plus loin : The Grave, référence à la pierre tombale de la grand-mère. Et là-dessus l’artiste d’évoquer en plus ses années passées alors à New York, dans la solitude, dans l’isolement. C’est faire dire beaucoup de choses à cette peinture, la charger, surcharger de sens, alors qu’a priori rien de cela ne nous viendrait à l’esprit.

Cela définit bien ce que j’appellerai le dilemme de Halley, tel qu’il s’exprime d’ailleurs dans l’essai paru dès 1990 : Geometry and the social. Dilemme non pas au sens qu’il a dans le conflit cornélien, cruel, funeste la plupart du temps. Plus prosaïquement, deux prémisses, positions initiales, contradictoires (ou contraires) aboutissant à une même conclusion. En l’occurrence la manière, l’art de Peter Halley. Peut-être faut-il à ce sujet laisser la parole à l’artiste lui-même, argumentant sur le carré de Malevitch : « The square is now a prison for me. It’s no longer an idealist platonic shape, but rather an image of confinement. » Disons simplement qu’aux yeux de Halley il n’est plus possible d’explorer la forme pour la forme.

Et au visiteur il appartient à son tour de faire coïncider les deux, d’une part ce qui fait quand même que Peter Halley est rangé habituellement dans ce qu’on désigne comme du néo-géo, d’autre part ce qui tient dans sa peinture de la métaphore de la société, dans la foulée par exemple de Michel Foucault et de ses dispositifs de surveillance, ou de Baudrillard. Notre regard sera pour commencer esthétique, appréciera les compositions, se laissera séduire par tels tons, surprendre par telles couleurs vives, fluorescentes, toucher dans un mouvement synesthésique par tels reliefs obtenus au rouleau et par l’addition de sable. Quant à l’esprit, sans qu’il faille distinguer les deux, à lui de s’interroger sur les ressorts de la vie moderne.

Cellules, prisons, conduits, les deux premières ont leur part de négativité, quand Halley ajoute des barreaux, trois en règle, à des carrés qui autrement tiennent de la fenêtre et de l’ouverture (voir Sean Scully), les derniers y ajoutant le fait de la communication. Des images parlantes, pour nos codes, nos réseaux sociaux. Il est un contraste, un paradoxe, qui là encore peut perturber, irriter : une peinture vive, sensuelle même, pour ce qui se rapproche pourtant d’un malaise, voire va bien plus loin : Exploding cell a comme une minuscule cheminée d’où sort de la fumée, un gaz, et l’artiste de commenter : « The idea had something to do with Cold War politics and the threat of nuclear destruction. » Faut-il le croire, cela donnerait encore plus d’actualité en ces temps maussades à son art.

Il en va autrement, dans un sens d’apaisement, bien que lui-même ait de nouveau tendance à nous prendre à rebrousse-poil, pour les tableaux tout en largeur, des compositions horizontales, faites de plusieurs panneaux, des paysages, des panoramas. De la couleur, des couleurs, se succédant, défilant devant nous, à la manière de séquences. Pour des éclats de rouge, est-ce nécessaire, ou essentiel, une fois de plus, d’alourdir, de nous faire croire à une simulation d’explosion. Cela dit, l’art de Peter Halley, question de dilemme justement, vit de cette tension, et à chacun, de tableau en tableau, de bouger le curseur dans le sens qui lui semble le plus approprié.

Peter Halley, Conduits: Paintings from the 1980s à voir au Mudal jusqu’au 15 octobre

Lucien Kayser
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