L’important livre de Jérôme Quiqueret apporte une vision multiple sur un fait divers pour le transformer en un élément de compréhension de la société eschoise de 1910

Crime parfait à Esch-la-Mauvaise

d'Lëtzebuerger Land du 17.06.2022

Tout devait disparaître. Le livre est aussi mystérieux que le titre. Est-ce un roman ou un travail d’histoire ? Il se lit comme un roman, sans reprendre haleine, un récit alerte plein d’imprévus, le suspense est maintenu jusqu’au bout. Pas de fioritures, pas de littérature. Tout est vrai, authentique, rien n’est artificiel, rien n’a été inventé.

Le sujet est un fait divers, l’histoire véridique d’un double meurtre commis à Esch-sur-Alzette à la fin de l’été 1910. Un fait divers, mais pas un fait sans signification, pas un chien crevé. 500 pages sur un fait divers, il faut le faire. Le fait divers est analysé sous tous ses aspects, dans toutes ses relations, à la loupe. Un monde nouveau apparaît dans le détail le plus infime.

Jérôme Quiqueret, l’auteur est un Français de Lorraine diplômé d’histoire, immigré il y a vingt ans pour gagner sa vie comme journaliste dans la presse francophone à Esch-sur-Alzette. Il a voulu comprendre sa ville, l’a arpentée de long en large comme un ethnologue débarqué sur une île lointaine qui se met à l’écoute d’une peuplade inconnue. Il a voulu percer les secrets les mieux gardés, les structures secrètes de la réalité visible. Un voyage dans le temps, une sonde dans les profondeurs, un travail d’explorateur.

Tout commence le mercredi 14 septembre 1910, sur le coup de 7 heures. Giacomo Fossati, un jeune Italien, boucher de profession arrive comme chaque matin chez les Kayser-Paulus, des cafetiers-commerçants de la rue d’Audun. Il frappe à la porte. Personne. Il enjambe le portail, contourne la maison, entre par la porte-arrière que le couple laisse souvent ouverte, les nuits durant lesquelles leur chat, qu’ils aiment comme l’enfant qu’ils n’ont pas eu, part en vadrouille. Fossati entre et découvre le crime.

Giacomo Fossati est mis hors la cause, puisque c’est lui qui a découvert les cadavres. Il aurait été le coupable idéal. Les Italiens aiment se bagarrer avec le couteau et les bouchers étaient connus pour étriper les bêtes sans le moindre état d’âme à l’époque où il n’y avait pas encore d’abattoir à Esch.

Dans l’après-midi arrive à la gare le quatuor des enquêteurs composé du procureur général, du juge d’instruction, de l’expert en criminologie et du greffier de justice. Ils se dirigent à grands pas de la gare vers le lieu du crime et essaient de se faire une opinion sans tenir compte des rumeurs et des préjugés. Recueil des empreintes digitales, études de physionomies, théories du criminel-né et des classes dangereuses, tout y passe. Nous sommes à l’aube de la police scientifique.

Les victimes habitaient, là où se termine la vielle ville et commence l’espace nouveau des quartiers pour étrangers, le quartier Brill et le quartier Grenz, en face de la barrière de chemin de fer qui coupe la rue d’Audun en direction de la France. C’est là que s’entasse le nouveau prolétariat, les 3 000 habitants amenés pour construire l’usine de Belval. Une classe ouvrière venue de tous les coins du monde, sauvage, mobile, flottante, inquiétante. C’est le lieu de toutes les débauches, de tous les excès, de toutes les peurs.

C’est ainsi que voit les choses « le clan des curetons ». Les Kayser-Paulus appartenaient à de bonnes vieilles familles eschoises et ils vivaient dans une maison qui leur appartenait, cafetiers, commerçants, citoyens tranquilles, des gens normaux. Ils étaient l’élément rassurant face à un monde qui bougeait. Ils représentaient l’ordre face au désordre, le droit et la tradition face à la subversion et au socialisme. La maison des Kayser-Paulus était l’ultime bastion face à l’invasion des barbares. Leur assassinat était la preuve du danger venant d’une école sans Dieu et des doctrines scélérates.

Face aux curetons se dressent deux hommes, le Dr Joerg, médecin des pauvres, et le maître-tailleur Jean Schaack-Wirth, éditeur du journal Der Arme Teufel que Quiqueret s’obstine à désigner comme un journaliste. Joerg a examiné les malades atteints de dysenterie et du typhus des chantiers du Clair-Chêne. Il sait que ces maladies ont des causes sociales dues au manque d’hygiène, à la promiscuité, à l’ignorance et à l’alcoolisme. Pour Joerg et pour Schaack, le Mal est la religion et l’usage qu’on en fait. Ils combattent la religion pour sauver les hommes.

Derrière ces antagonismes se dessinent des réflexes plus fondamentaux et plus instinctifs. Le désir de la reprise individuelle, de l’action directe et de la propagande par le fait. La propriété, c’est le vol, donc le vol est légitime, et la vengeance est un acte de justice. De l’autre côté, il y a un désir d’ordre, un fanatisme de fin du monde qui veut effacer toute forme d’altérité et rétablir l’ancienne société fermée et ordonnée des villages. « Ils voient le danger partout et l’amitié nulle part. »

Le parti de l’ordre aime la police et son commissaire toujours prêt à en découdre avec les poings et les pieds. Les bavures policières sont fréquentes et les policiers toujours acquittés. Le parti de l’ordre a obtenu un poste de police dans le quartier de la frontière avec quelques cellules au rez-de-chaussée et deux appartements au premier étage pour les jeunes policiers et leurs familles, ce qui conduit à une guerre entre policiers. « Le premier avait laissé couler l’eau au sol pour que le second reçoive le plafond sur la tête. » La police a mission de contrôler les cabarets et de faire cesser la débauche. Le commissaire en profite pour convoquer les jeunes femmes d’origine ouvrière et s’inviter dans les ménages en l’absence du mari. Il touche en passant quelques commissions auprès des entrepreneurs dont il ignore les agissements.

Le Dr Joerg élu échevin est un justicier à sa matière, il accuse sans preuves en plein conseil communal : « Nos policiers ne font absolument rien. Ils cambriolent la nuit et en accusent les autres. » Le commissaire-adjoint attaque en pleine rue le conseiller Schaack en dégainant son sabre. La question se pose. À qui obéit la police ? Police du peuple ou police des riches ? La commune a-t-elle le droit de choisir les policiers et de chasser les policiers au nom du peuple ? Comme au temps de la Révolution ?

L’enquête menée par Quiqueret mène aussi dans la prison à Luxembourg-Grund, où les malfrats passent la nuit dans de vastes dortoirs à rêver d’exploits et à échanger leurs informations sur les personnes et les endroits à visiter après leur sortie. Ou le foyer du crime se trouve-t-il à Fischbach, un village qui se situe dans une clairière du Grünewald à vingt kilomètres au Nord de la ville, village-rebelle auquel Quiqueret consacre un passage éblouissant.

Fischbach possédait deux hauts-fourneaux à l’époque où on ramassait les boulons de minerai dans les prés et chauffait les fours au charbon de bois. Les habitants y avaient le droit de récupérer le bois mort dans la forêt pour chauffer leurs maisons. Depuis l’industrialisation du Bassin Minier, Fischbach est en déclin. On ferme les fours et on construit une église. La guerre franco-allemande de 1870 conduit à une invasion de sangliers. « La guerre les a fait fuir la Lorraine et profiter de la neutralité du Luxembourg. » Les incendies sont fréquents, le dernier a détruit la moitié de ce village dépourvu de pompes à incendie et dirigé par un maire-ivrogne. Des affiches surgirent représentant sous forme d’ânes le curé, l’instituteur et le bourgmestre. Lors de la kermesse on rebaptisa la rue du conseil communal « rue des Ânes », celle du bourgmestre « rue des Bœufs » et une troisième « rue Robespierre » sans qu’on sache s’il s’agissait d’un hommage à la Révolution ou d’une insulte particulièrement grave.

Partout le passé remonte à la surface et il y a des résurgences, et des résistances. Ainsi, en février 1883 à Esch, avec une étrange tradition qui remonte du Moyen Âge, le charivari. Une foule de 300 à 400 personnes munies de vieux morceaux de tôle et de vieux seaux se réunit chaque soir pendant dix jours devant la maison d’un cabaretier accusé d’avoir engrossé sa servante, « tambourinant leur rejet d’une telle transgression. »

Il est impossible de résumer un tel livre, il faut le découvrir. Il serait dérisoire de vouloir faire des critiques devant un tel monument. Quiqueret a renoncé souverainement à l’utilisation de guillemets ou à la confection d’un index pour aider les chercheurs futurs pour retrouver ses pistes et croiser leurs sources et il a traduit les textes allemands en français au risque d’en fausser leur sens. Sa bibliographie n’indique pas tous les livres qui auraient pu lui être utiles. Peut-on le lui reprocher ? Trop de livres d’histoire ou de romans historiques n’ont fait que transcrire d’autres livres et reproduire les mêmes narratifs, les mêmes fausses évidences. Enfin un regard nouveau, de l’air frais.

Quant à l’auteur du crime, il est mort en 1959 après 42 ans de détention. Il a vécu deux guerres mondiales, la Grande Crise et la montée du fascisme derrière les barreaux. Il aurait eu beaucoup de choses à raconter et avait les loisirs nécessaires. Quiqueret ne désespère pas de retrouver un jour un manuscrit de sa plume.

Jérôme Quiqueret, Tout devait disparaître.
Capybarabooks, 2022

Henri Wehenkel
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