Bande dessinée

Dans les coulisses, sombres, de la politique

d'Lëtzebuerger Land vom 21.04.2023

Une démocratie a cela de formidable que les citoyens peuvent régulièrement voter pour élire ceux qui vont les gouverner. Peu importe que l’on vote pour un Président, un Premier ministre, des députés, des sénateurs ou des maires, le principe est plus ou moins toujours le même. On met un bulletin dans une urne pour décider de l’homme ou de la femme à qui on va donner le pouvoir.

Des hommes et des femmes politiques qui doivent « constamment convaincre ». Un politicien doit, « convaincre que ses idées sont les plus justes, qu’il est le meilleur, le plus drôle, que personne d’autre ne fait mieux », précisent les didascalies de la première page de Dans l’ombre, l’adaptation en bande dessinée, signée Philippe Pelaez et Cédric Le Bihan du roman éponyme de l’ancien Premier ministre français, Édouard Philippe, et de l’actuel député européen, Gilles Boyer sorti en 2011.

L’ombre, c’est bien évidemment tout ce que l’animal politique déteste. L’homme et la femme politique aiment la lumière, être sous les projecteurs des scènes des meetings, des plateaux de télévision, des flashs des photographes… Être dans l’ombre, pour un politique, c’est une antithèse, un non-sens, à moins que ce ne soit le début de la fin de la carrière. En revanche, ceux qui recherchent l’ombre, nous apprend l’album, ce sont les apparatchiks. Dans le Larousse, un apparatchik est défini de deux manières : « Anciennement, membre salarié à temps plein du parti communiste de l’URSS ou d’une démocratie populaire » ou « (péjoratif) membre de l’appareil d’un parti, d’un syndicat ». Une définition reprise dans la page de garde de l’album, qui offre une explication, moins académique, mais bien plus intéressante : « Un apparatchik n’est pas un homme politique, surtout pas, c’est un guerrier qui sert son maître, un professionnel qui protège son patron. Il est le bras toujours, l’oreille souvent, le cerveau parfois. L’apparatchik agit dans l’ombre du politique qui, lui, ne vit que par et pour le regard des autres ».

En d’autres termes, l’apparatchik est l’homme des basses besognes, des coups bas… Et malgré ce qu’on pourrait croire, certains sont très fiers de se salir les mains pour leur patron, le ou la politique qu’il faut amener au pouvoir. C’est le cas du personnage de cette histoire, un homme sans nom d’ailleurs, qui aime donner des surnoms à tous ceux qui l’entourent. Son patron vient de remporter les primaires de son parti et son travail désormais est de l’emmener jusqu’à la présidence.

On ignore tout de cet homme ou de l’année à laquelle se situe le récit. Les auteurs veulent clairement, par cela, poser leur histoire, non pas hors de l’espace, nous sommes clairement en France – il y est question de Matignon – mais hors du temps, façon de dire que cela existe depuis toujours et n’est pas du tout en lien avec les élections récentes. À aucun moment il sera question de sujets vraiment politiques ; seule indice qui indiquerait que cela se passe dans un parti plutôt à droite de l’échiquier politique français, c’est cette visite à la maison natale du général de Gaulle – et encore le général semble désormais avoir des fils spirituels dans tous les partis du pays.

Non, ici il sera question de guerre fratricide, interne, entre têtes d’affiche du même parti. « Nous sommes du même parti, mais pas du même camp », dira l’apparatchik sur un de ses confrères qui travaille pour une autre candidate à la primaire. Un autre homme de l’ombre que notre héros « déteste et respecte à la fois ». Là, en tout cas, il le déteste, car sur les 200 000 militants s’étant exprimés lors de la primaire, la victoire s’est jouée à 500 voix près et qu’avec ce nouveau système de vote électronique, les accusations de fraude ne vont pas tarder à tomber.

Tout en gérant la campagne de son poulain, l’apparatchik va devoir mener l’enquête, avec les quelques rares collaborateurs en qui il a totalement confiance, pour dédouaner son patron de tout soupçon. Ou si soupçon, voire triche, il y a, il compte bien faire en sorte que tout cela soit oublié au plus vite. Après tout, dans ce monde à l’ombre du politique, où celui qui connaît le plus de secret gagne, tous les coups, ou presque, sont permis.

Bien que fictionnelle, une telle histoire présentée par Édouard Philippe, longtemps membre du cabinet d’Alain Juppé, puis de l’équipe de campagne de Fillon à la présidentielle, et Gilles Boyer, ancien directeur de cabinet et conseiller politique d’Alain Juppé et d’Édouard Philippe, a de quoi surprendre. Les deux compères, qui avaient déjà écrit à quatre mains L’Heure de vérité en 2007, savent, à priori, de quoi ils parlent. Et ce n’est pas très rassurant.

Soyons honnêtes, certains aspects visuels du neuvième art collent assez mal avec ce récit qui ne veut dévoiler aucun nom – ces images avec les résultats des sondages où le patron de notre apparatchik est nommé « Le Patron » frôlent le ridicule et le style graphique ne parvient pas à nous convaincre avec ce réalisme pas assumé avec ces voitures à la fois reconnaissables et floues ou encore ces visages volontairement laids qui contraste avec une ligne claire un peu vieillie. Mais, même si d’autres albums ont fait de même ces dernières années – Quai d’Orsay, Campagne présidentielle, Le Château, Le Député, Le Journal du Off, La Présidente… – Dans l’ombre demeure un album intéressant pour ce voyage derrière les coulisses de la politique qu’il propose. Une politique, ici, française, certes, mais qui laisse fantasmer sur ce qui se pourrait se passer chez nous. Surtout en période électorale, comme nous le sommes en ce moment.

Dans l’ombre, de Philippe Pelaez et Cédric Le Bihan.
Grand Angle

Pablo Chimienti
© 2023 d’Lëtzebuerger Land