L‘encadrement des bonus dans le secteur financier

La fin de l’arrosoir

d'Lëtzebuerger Land du 08.04.2010

Le brouillard ou le « pifomètre » ; les deux à la fois. Personne, pas même le fisc, ne peut déterminer avec précision aujour­d’hui la part que représentent les bonus dans les rémunérations des cadres et dirigeants du secteur financier au Luxembourg, ni dire si, polémique oblige, certains ont été amenés à rembourser des avantages financiers qui leur ont été octroyés en raison de moindres performances, devançant ainsi une réglementation qui ne devrait s’appliquer qu’en 2011. La question des rémunérations est l’un des domaines où la transparence fait totalement défaut, à Luxembourg sans doute plus qu’ailleurs. Les grandes banques luxembourgeoises n’étant plus cotées en Bourse – ce qui impose des obligations d’informations (plutôt légères d’ailleurs) sur les « salaires » fixes et variables de la direction – et leurs dirigeants étant désormais rarement présents dans l’exécutif au plus haut niveau des maisons-mères, qui ont souvent leurs titres dans le public, il faut se contenter d’indicateurs épars, à la valeur scientifique souvent discutable (il s’agit d’études à des fins mercantiles), pour se faire une idée des niveaux de salaires pratiqués dans le secteur financier luxembourgeois au plus haut niveau.

La publication le 1er février dernier par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) d’une circulaire relative aux « Lignes directrices concernant les politiques de rémunération dans le secteur financier » vient donc à point nommé. Le texte, à la valeur toute relative, devrait contribuer à lever le voile sur ce que gagnent les happy fews dans les banques. Il s’agit surtout de mettre un peu de rationalité dans les politiques de rémunération des banques qui n’en ont pas beaucoup et où les « réseaux » personnels, les liens familiaux et les affinités jouent davantage en faveur de la fiche de paie que des critères objectifs. On gagne tant parce qu’on est le cousin de machin chose ou qu’on est madame truc muche.

Les comités de rémunération des établissements financiers devront désormais être constitués de gens compétents, loin des « clubs de copains » qu’ils sont très souvent au Luxembourg. « Ce qui va changer, explique Bernard Dubois, associé en charge du département Human ressources services de PricewaterhouseCoopers, ne sera pas pénalisant, la circulaire mettra plus de transparence dans la politique de rémunération des entreprises financières ». Il rappelle d’ailleurs que les bonus, dans le métier de la gestion privée, n’ont rien de « mirobolants » au Luxembourg, en comparaison avec les pratiques à Paris, Londres ou même Bruxelles dans le même secteur. Même son de cloche de la part de Gilbert Renel, son homologue de Deloitte : « Dans la banque privée, les gens sont plus raisonnables », dit-il, ajoutant que dans ce secteur, qui s’appuie avant tout sur la confiance, les rémunérations ne sont pas exclusivement liées aux actifs générés comme c’est le cas dans les banques d’investissement, mais à d’autres paramètres. « Les banques privées ont des règles sans doute mieux définies que les banques d’investissement », assure-t-il encore.

Le but de la circulaire, qui transpose une recommandation du G20 – en attendant que la Commission européenne finalise un texte plus contraignant et peut-être plus ambitieux – n’est d’ailleurs pas tant de savoir qui gagne combien que de déterminer qui sont les personnes opérant dans les salles de marché (il en reste très peu au Luxembourg), l’octroi de crédits ou le private banking, dont les activités sont susceptibles d’avoir une incidence sur le profil de risque de leur établissement. Autrement dit, ceux (on les appelle les risk takers, mais personne ne peut en faire le comptage avec précision au grand-duché) qui peuvent faire gagner beaucoup d’argent à leur banque et peuvent leur en faire perdre autant, menacer sa stabilité et recourir à l’argent du contribuable pour se faire repêcher. Dans ce cas extrême, un remboursement des primes pourra être exigé, tout comme leur étalage dans le temps deviendra la règle. La CSSF préconise, lorsque la rémunération comprend une composante variable ou une prime liées aux performances, que la politique de rémunération soit structurée « de façon à parvenir à un juste équilibre entre les composantes fixes et variables » et qu’un plafond soit prévu pour la composante variable. Fidèle à sa tradition libérale, le régulateur ne précise pas quel serait la limite à ne pas dépasser. Les recommandations émanant du G20 ainsi que d’autres instances internationales ne donnent pas non plus de lignes directrices sur ce point.

Autre préalable imposé par le régulateur, qui n’en précise pas non plus le mode opératoire : la divulgation par l’entreprise financière « de façon claire et aisément compréhensible pour les parties prenantes concernées » des informations utiles concernant la politique de rémunération. La presse luxembourgeoise sera-t-elle désormais en mesure de faire ses choux gras avec des dossiers spéciaux sur le salaire des cadres bancaires ? Pas sûr qu’un établissement détaille dans son rapport annuel ou sur son site Internet les fiches de paie de la direction et de ses risk takers. Le système de la cogestion et la présence de membres du personnel dans les conseils d’administration des grandes entreprises devrait tout de même aider à défricher le terrain des rémunérations et mettre fin à ces données fantaisistes que certains syndicats relayent volontiers, non sans arrière-pensées dans leur champ de tir.

Dans une de ses dernières publications, l’Aleba reprenait à son compte une étude d’un consultant, Alphavalue, publiée dans la presse française selon laquelle les salaires des dirigeants des banques luxembourgeoises avaient progressé de plus 35,3 pour cent en 2006, avec une rémunération moyenne annuelle de 1,58 million d’euros, alors que partout en Europe ils avaient reculé de 41 pour cent en moyenne. Or, en 2005, la rémunération globale connue d’un patron d’une des plus grandes banques de la Place ne dépassait pas le million d’euros. Les représentants du patronat bancaire s’empressent de relativiser la pertinence de cette étude française et citent les données récentes du Statec qui font état d’une baisse du coût salarial unitaire de 4,2 pour cent dans le secteur financier au cours des trois premiers trimestres de 2009 (- 4,3 p.c. dans l’industrie, + 2,8 dans les services non-marchands et autres et + 2,2 dans l’économie totale). Il s’agit de chiffres globaux qui ne tiennent pas compte de l’évolution des salaires des dirigeants.

En tenant à jour des fichiers et en demandant au secteur financier (entre trois et quatre cents entreprises sont concernées) de mettre en place pour 2011 une politique de rémunération digne de ce nom, avec des formules mathématiques qui remplaceront l’actuel système du « doigt en l’air » comme pour mesurer le vent, la CSSF aura une vue très précise sur les rémunérations des dirigeants et des personnes à risque. Les pouvoirs du régulateur sont toutefois limités et on voit mal comment il serait en mesure d’exiger des banquiers qu’ils remboursent, rubis sur ongle, des primes ou parachutes dorés indûment octroyés. Ailleurs en Europe, les banques d’investissement sont peu disposées à limiter les rémunérations qui constituent le nerf de la guerre pour attirer les meilleurs et ont déjà fait savoir qu’elles rajouteraient les quotités nécessaires d’impôts, si nécessaire, pour que les émoluments et primes des traders restent à leur niveau antérieur (une surtaxe frappera les bonus supérieurs à 25 000 livres).

L’utilité de la recommandation du G20 reste donc à prouver avant même la mise en musique de la partition. Au Luxembourg, la transparence (bien que toute relative) qui sera mise dans la politique de rémunération dans le secteur financier peut elle déboucher sur un « rééqulibrage » des forces en matière rémunération où, assure-t-on, les salaires moyens sont élevés en comparaison internationale, et les émoluments des dirigeants restent très (trop) modestes par rapport à d’autres places financières équivalentes. « Il pourrait y avoir un effet collatéral », indique Bernard Dubois appelant les banquiers à des décisions courageuses pour espèrer pouvoir monter « en première division » et appâter la matière grise qui manque.

On peut aussi s’interroger sur les conséquences politiques qu’un fichier des rémunérations dans le secteur financier, tenu par la CSSF, pourrait avoir à un moment où l’on essaie de trouver les moyens de faire contribuer les banques à la sortie de crise dans laquelle elles ont plongé l’économie ? Et si on remettait en cause par exemple la déductibilité des bonus par les entreprises (déductibles dans leur totalité) ou à tout le moins, si on décidait d’en plafonner les montants, comme en Grande-Bretagne ? Au-delà d’une certaine somme, les primes et rémunérations variables pourraient être soumises à une surtaxe. La chose relève sans doute de l’impossible dans l’architecture fiscale (égalitaire, on ne peut pas traiter les entreprises financières différemment des autres secteurs de l’économie) qui est celle du grand-duché où les bonus ne sont pas payés en cash et sont soumis à l’impôt sur les revenus au même taux que le salaire « fixe ». Un taux qui ne va pas au delà du taux marginal maximum, c’es-à-dire 38 pour cent.

Pour mettre à contribution les banques, le gouvernement de Jean-Claude Juncker sera certainement davantage tenté de faire payer les clients, à travers par exemple une taxe sur les transactions (au niveau européen) que les entreprises, pour maintenir intacte leur compétitivité.

Véronique Poujol
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