Muséographie

Les œuvres orphelines

d'Lëtzebuerger Land vom 17.05.2013

La chose est rare, un musée ou une galerie qui annoncent une exposition et qui pour commencer présentent des excuses. « Dennoch muss diese (Entschuldigung) hier am Anfang stehen », note la galerie Thoman, Seilerstätte, à Vienne, expliquant longuement les raisons pourquoi cette exception pour Walter Pichler. Zwei Tröge, Wasserrinnen, exposition ouverte jusqu’en octobre prochain. « Gut bereitete er seine Ausstellungen vor und war, sowohl bei der inhaltlichen Gestaltung wie auch beim technischen Aufbau seiner Objekte, immer zugegen, um diese nicht unbeobachtet in Sphären der Kunst zu entlassen. Walter Pichler verstarb im Sommer letzten Jahres in Wien. Dies ist nun die erste öffentliche Präsentation seiner Werke, die ohne seine Anleitung ein Auskommen finden muss. Die Perfektion, die in Pichlers Arbeiten und durch seine Anleitung auch in den Ausstellungen immer zu finden war, müssen wir diesmal, wie ihn selbst, schmerzlich, missen. »

Il en ira de même, cet été, à Venise, pour la 55e biennale où dans le pavillon international sera exposé un groupe de sculptures de l’artiste autrichien. On devra faire sans lui, on s’inspirera sans doute des aménagements antérieurs, de la façon dont il faisait vivre ses œuvres, sculptures et dessins. À lui, il avait incombé, en 1996, pour Brême, Gerhard-Marcks-Haus, pour Berlin, Käthe-Kollwitz-Museum, la tâche (et la responsabilité) d’une exposition commune, de ses propres dessins et de ceux de Joseph Beuys, mort une dizaine d’années plus tôt.

Et c’est avec Beuys sans doute que cette problématique des œuvres orphelines se pose avec le plus de complexité, le plus de virulence aussi. Du moins jusqu’à la fin de l’année, le Hessisches Landesmuseum, à Darmstadt, restera fermé pour cause de rénovation. C’est là que les esprits se sont échauffés, dès 2003, quand il fut décidé de faire de grands travaux, « dem Museum stehen… umfangreiche Bau- und Sanierungsmassnahmen bevor, die auch die räumliche Umbauung des Block Beuys betreffen ». Une installation qui s’étend sur sept salles, autour de 300 œuvres, des années 1949 à 1972, aménagée par l’artiste au début des années 1970. Un symposium devait, dans la douleur, déterminer jusqu’où ne pas aller trop loin, avec toutes sortes de questions, sur le revêtement du sol, le tapissage des murs ; et interdiction absolue de toucher aux vitrines, comme de petites salles de musée. Il y va de la survie de l’œuvre, justement quand son créateur y a été on ne peut plus profondément associé.

1 Un simple tableau, une fois qu’il a quitté l’atelier, se trouve déjà dans cette situation d’orphelin. Et risque toutes sortes d’aléas, et le hasard ne fait pas toujours bien les choses. Un mauvais encadrement suffit à en dénaturer l’expression, le voici confiné par exemple alors qu’il tendait au large, à l’infini. Dans une exposition, ce qui est suspendu autour n’est pas sans influence ; faut-il rappeler que tel artiste faisait un jour pour cela enlever ses toiles, il eut la chance qu’elles lui appartenaient encore. Autrement, l’œuvre orpheline pourra connaître un destin tout imprévisible ; oui, on dira qu’elle revit à chaque fois sous un autre regard, et que toute liberté sied au commissaire d’une exposition.

Cela vaut dans une moindre mesure sans doute pour le tableau isolé, dans son autonomie rayonnante, et son aura pourra toujours le défendre. Les circonstances ont radicalement changé avec les installations, les éléments qui s’y répondent, et un sens circule qui n’est plus fixé à un certain endroit, à une certaine surface. À tort ou à raison, tout se passe, dans le Block Beuys, comme si à tout moment le chaman pouvait réapparaître, intercesseur entre le visiteur et l’œuvre.

2 Un pas de plus à franchir. Cela avec la quasi-abolition, dans la deuxième moitié du siècle dernier, de la distinction introduite par Lessing entre les arts qui s’étendent dans l’espace et ceux qui le font dans le temps, « Malerei wirkt ganz durch den Raum, so wie Musik durch die Zeitfolge… » Ce qui reste vrai pour la peinture (au sens étroit), toutefois, les arts plastiques ont explosé, performance, happening, Aktion, ont effacé les limites avec le théâtre, et Hermann Nitsch par exemple en a allongé la durée jusqu’à six jours (et nuits). Mais l’événement passe, et pour le musée, pour l’exposition, il n’y a plus que les reliques, restes matériels, et la documentation, photographies, vidéos… Inutile d’insister combien les témoignages (c’est bien de cela qu’il s’agit, dans le meilleur des cas, nouveaux œuvres d’art) pourront diverger, combien la mise en scène (en espace) importera.

À la limite, cela ne sera plus que comme une procession arrêtée d’un coup dans son accomplissement, figée. Bien sûr, comme pour une partition musicale, un texte dramatique, la reprise est possible, un synopsis assurera la répétition. À l’inverse, il est arrivé à tel artiste de jouer de cette situation paradoxale et d’arranger lui-même ce qui en fait devrait être un événement, une procession toujours, d’en faire de suite une exposition, éliminant au départ la dimension temporelle. Art is Liturgy, la phrase est de l’artiste américain Paul Thek (1933-1988), elle a été reprise par le musée Kolumba, à Cologne, pour son exposition temporaire actuelle. Et là où normalement on peut admirer le trésor d’objets cultuels, en premier un grand ostensoir gothique, s’étalent sur un podium des productions de Paul Thek, pour A Procession in Honor of Aesthetic Progress. Objects to Theoretically Wear, Carry, Pull or Wave.

L’installation a été exposée une première fois, dès 1968, dans une galerie à Essen, la voici reconstituée avant de retourner dans les réserves du musée. ; à noter comme un retour dans un contexte tant soit peu religieux. Décidément, les voies d’une œuvre d’art sont elles aussi impénétrables ; ce qui peut lui arriver, jusque dans une altération de signification, il y aura une belle occasion d’y revenir, dès la semaine prochaine, avec l’exposition le Théorème de Nefertiti, à l’Institut du monde arabe, à Paris.

Lucien Kayser
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