Félonie, loyauté ou cocktail – La Chaire parlementaire de l’Université du Luxembourg analyse le comportement des électeurs aux dernières élections législatives et européennes. Le panachage reste systémique

No No Notorious

d'Lëtzebuerger Land vom 07.02.2020

19 secondes Il lance le téléphone en mode selfie video. En chemise blanche, sans cravate, cadrage gros plan, il se lève de sa chaise installée dans un décor baroque, commence à courir. Descend des escaliers, traverse la rue de l’eau, passe une porte, remonte des escaliers et se place comme si de rien n’était devant la fenêtre pour regarder innocemment vers l’extérieur. Les Américains de Sales chantent Chinese New Year en fond sonore. Arrive un assistant en jean troué : « Sven, on n’a pas le temps de tourner des vidéos Tik Tok, on doit s’occuper du problème du logement ! » – et l’intéressé de regarder l’air perplexe. Le petit film dure 19 secondes, ce qui est déjà presque long pour ce réseau social venu de Chine et qui comptait un milliard d’utilisateurs fin 2019. Les ados y passent leur temps à réaliser des vidéos dans lesquelles ils dansent sur des chansons hype ou des tutoriels. À trente ans, le député des Pirates Sven Clement a plus que le double de l’âge moyen des utilisateurs de TikTok, mais il garde le réflexe de la branchitude. Beaucoup de jeunes se sont demandées « mais c’est qui lui ? » en découvrant le film dans leur fil. Ils l’auront découvert, sauront qu’il existe lorsqu’ils pourront voter..

Les nouveaux résultats intermédiaires de l’analyse des élections législatives de 2018 et des européennes de 2019, que la Chaire parlementaire de l’Université du Luxembourg, dirigée par le politologue Philippe Poirier, vient de présenter au Bureau de la Chambre des députés et dont le Land a pu se procurer une copie (l’étude finale est attendue pour l’été) prouve que l’électorat est de plus en plus volatile. Surtout les jeunes se décident sur le tard : 43,5 pour cent des 18-24 ans ne se sont fixés sur leurs choix que dans la semaine qui a précédé les européennes, et même 20,5 pour cent le dernier jour, alors que plus de la moitié des électeurs âgés de plus de 65 ans se sont décidés deux mois ou plus avant les élections. Cette spontanéité a le plus profité aux jeunes partis, Déi Lénk, Volt ou les Pirates. La stratégie de ces derniers d’être partout et en même temps durant les derniers jours – avec des chiens dans les maisons de retraites, avec des licornes sur les affiches le long des routes et avec des campagnes virtuelles sur les plateformes de jeux et les réseaux sociaux – a donc certainement eu un impact sur les bons résultats du parti (6,45 pour cent des voix et deux députés aux législatives, 7,7 pour cent aux européennes, sans élu), que personne ne semblait avoir vu venir. Plus de la moitié de leur électorat a moins de 35 ans, alors qu’a l’opposé, les électorats du CSV et de l’ADR sont vieillissants.

Têtes de liste Le système électoral luxembourgeois vient de fêter son centenaire. En 1919 a été introduit le suffrage universel, alors que le panachage, lui, remonte à la loi électorale de 1924 : chaque électeur a autant de suffrages qu’il y a de députés à élire dans sa circonscription et peut attribuer jusqu’à deux voix par candidat. Ce qui implique que les électeurs choisissent des têtes ou des noms connus plutôt que des listes ou des programmes. Aux élections législatives de 2018, les électeurs ont panaché à parts à peu près égales entre une, deux, trois, puis à parts moins importantes jusqu’à sept ou huit listes différentes. Les électeurs du CSV sont les plus fidèles. Dans le Top 10, les principaux panachages se faisaient au sein même du CSV, le parti se retrouve dans six autres combinaisons de panachage de ce hit-parade. La deuxième combinaison la plus populaire était un mix entre CSV, DP, LSAP et Verts – soit en même temps la majorité sortante et l’opposition ; le vote DP-LSAP-Verts ne venait qu’en troisième place. Difficile d’interpréter alors l’idéologie à laquelle adhèrent les électeurs.

« La vie politique est tellement marquée par le panachage, qu’un autre mode de scrutin semble impensable », constata le sociologue Fernand Fehlen dans un texte consacré à ce mode de distribution des voix en 1993 (« Le panachage ou le fonctionnement du champ politique luxembourgeois » ;
Forum n°147). « Le panachage a même été identifié au caractère luxembourgeois par le Conseil d’État. (…) Est-ce donc le caractère luxembourgeois qui a donné naissance au panachage ou est-ce le panachage qui a modelé le caractère luxembourgeois ? » Or, le vote préférentiel pour des têtes connues maintient « l’importance extrême accordée aux personnalités plutôt qu’aux partis », nota pour sa part Ben Fayot (Forum n° 373, 2017). Et d’ajouter : « Le panachage et le vote préférentiel effacent les clivages politiques au profit des personnalités qui recueillent un maximum de voix dans tous les viviers politiques ». Autrement dit : une élite politique qui n’évolue que lentement bloque le renouveau. Son propre fils Franz, qui vient d’accéder au poste de ministre de l’Économie et de la Coopération, a probablement profité de la notoriété du nom de famille lorsque l’électeur se trouva tout seul dans sa cabine et ne sut qui choisir.

L’effet Charles Goerens Aux européennes de 2019, 45,5 pour cent des électeurs qui ont donné une voix au DP indiquaient qu’ils l’avaient fait parce qu’ils estimaient que le parti avait de bonnes têtes de liste, alors que ce critère n’est même pas évoqué par les électeurs du CSV, qui adhèrent plutôt aux valeurs du programme ou font confiance au personnel politique. C’est vrai que le CSV souffrait de l’absence de ses divas archi-connues comme Viviane Reding (qui siège désormais au parlement luxembourgeois) ou Astrid Lulling, retraitée. Charles Goerens a fait un score de rêve de 97 445 voix personnelles (sur 240 444 électeurs) : il mène haut la main le Top 10 des noms sur les bulletins (presque cinquante pour cent), talonné par sa collègue Monica Semedo (un peu plus de vingt pour cent), qui a su transformer sa notoriété acquise par vingt ans de présentation d’émissions de télévision sur RTL Tele Lëtzebuerg en voix et entrer au Parlement européen dès sa première tentative. Les électeurs ont panaché Goerens avec des candidats de tous les grands partis : Christophe Hansen (CSV), Tilly Metz (Verts), Gast Gibéryen (ADR) et Nicolas Schmit (LSAP). Aux élections européennes, le DP et le LSAP étaient les deux grands partis qui dépendaient le plus du vote panaché (presque soixante pour cent de leurs suffrages), alors que le CSV avait 58 pour cent de suffrages de liste. Contrairement à 2014, où les électeurs s’exprimèrent contre le gouvernement Gambia de 2013 – Philippe Poirier parle de « félonie » –, les européennes de 2019 confirmèrent la dominance de l’électorat de centre-gauche, avec un DP dominant seul le hit-parade des bulletins de vote. « Le niveau d’approbation de l’accord de coalition de décembre 2018 [est] très fort parmi l’électorat des européennes », confirme le sondage réalisé dans le cadre de cette recherche.

Le CSV isolé Sur le plan national, les clivages politiques sont plus marqués : surtout les électeurs CSV restent très fidèles aux leurs. Le panachage s’y fait intra-liste : dans le Nord, Martine Hansen est mixée avec huit candidats CSV et seulement Romain Schneider (LSAP) et Claude Turmes (Déi Gréng) d’autres sensibilités politiques. Au Sud, seul Jean Asselborn (LSAP) recueille la sympathie des électeurs de Marc Spautz, et au centre, les électeurs CSV sont tellement puristes qu’ils n’ont combiné le nom du candidat au poste de Premier ministre Claude Wiseler qu’à d’autres candidats CSV, aucun parti adversaire n’a les faveurs de ses électeurs. Les autres partis semblent plus ouverts au panachage arc-en-ciel : les électeurs de Xavier Bettel le combinent avec Etienne Schneider, François Bausch et Sam Tanson (Verts), voire Claude Wiseler. Et les électeurs de Jean Asselborn dans le Sud n’ont aucun problème à donner aussi une ou deux voix à Felix Braz (Verts) et Pierre Gramegna (DP), même si la liste reste très rouge. Par rapport à 2013, le CSV a quasiment perdu des électeurs dans toutes les communes, à l’exception de quelques localités dans le nord du pays, prouvent les cartes de l’analyse. Alors même que pour le DP, c’était l’inverse : vert dans le sud, rouge dans le nord.

josée hansen
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