À l’image de la mission déployée sur place la semaine passée, les Émirats attisent les convoitises. Mais les spécificités de cette juridiction hors normes rendent la tâche ardue, voire dangereuse

The land of opportunists

Pierre Gramegna, ministre des Finances, au cours d’une conférence de presse devant le quartier financier de Dubaï, DIFC
Photo: pso
d'Lëtzebuerger Land du 07.02.2020

Dollar diplomacy Le ministre des Affaires étrangères repasse une couche de pommade cette semaine sur la relation Luxembourg-Émirats arabes unis. Jean Asselborn (LSAP) rend visite à la famille al-Nahyan quelques jours après la venue de son camarade Etienne Schneider, aujourd’hui retraité du gouvernement, et de son collègue Pierre Gramegna, chargé des Finances. « De Jang » dîne avec son homologue et livre un discours en qualité d’invité d’honneur du forum des ambassadeurs émiriens. « Ces entrevues confirment la qualité des relations bilatérales entre les Émirats arabes unis et le Luxembourg, qui se développent de façon dynamique dans les domaines politique, culturel, économique et commercial », se réjouit le bureau du ministre en cette année charnière. 2020 marque le quarantième anniversaire des relations diplomatiques entre les deux pays. Et l’exposition universelle qui démarre cette année à Dubaï, deuxième Émirat par ordre d’importance (comprendre de richesse), s’achèvera en 2021, année du cinquantenaire de la fédération.

Le jeune âge du pays est à mettre en perspective avec l’extrême rapidité de son développement. Du sable se sont érigées des villes en quelques décennies. Avec ses ministères et hauts lieux culturels comme un Louvre inauguré en 2017 et visité par les émissaires luxembourgeois la semaine passée, Abu Dhabi revêt les traits de capitale administrative et politique. Les vertigineux gratte-ciels et le centre financier DIFC confèrent à Dubaï la dimension de capitale économique et financière. Y règnent opulence et démesure. La tour Burj Khalifa, du haut de ses 830 mètres, domine le plus grand mall du monde avec plus d’un million de mètres carrés de surfaces commerciales. Une petite partie de la population parcourt en métro les soixante kilomètres sur lesquels la ville s’étale, le long de la Sheikh Zayed Road (du nom du premier président des Émirats). La grande majorité emprunte cette autoroute urbaine, parfois large de quatorze voies, les plus riches avec leurs SUV Rolls Royce ou Porsche qu’ils garent ostensiblement lors du traditionnel brunch du vendredi.

Les Émirats se sont développés à la faveur d’une explosion démographique. La population du pays a plus que triplé en 18 ans, passant de trois à dix millions d’habitants du fait du recours à une immigration massive en provenance d’Inde, du Pakistan, des Philippines ou d’Afrique. On estime à moins de dix pour cent la proportion de nationaux. Des cadres étrangers prennent leur part sur le capital tiré des hydrocarbures et entretenu via les services financiers. La World Inequality Database révèle que dix pour cent de la population concentrent 70 pour cent de la richesse. Mais les autorités émiraties ne communiquent pas à la Banque mondiale les données nécessaires à l’élaboration du coefficient Gini mesurant les inégalités. Celles-ci sautent néanmoins aux yeux quand les camions récupèrent les milliers d’ouvriers exténués sur les innombrables chantiers du centre ville pour les en exfiltrer. Les droits de l’Homme ne sont pas vraiment érigés en principes directeurs. Les Émirats pointent à la 133e position du classement de Reporters sans frontières (interdiction de critiquer les royals) et sont dénoncés par Amnesty International pour les nombreuses restrictions qui affectent différentes parties de la population comme les femmes ou les travailleurs migrants. Cependant, des dispositions légales modernisent tout doucement les conditions sociales. On ne veut surtout pas souffrir de la même réputation que le Qatar, nous dit un diplomate.

Family business Les familles régnantes, réunies dans le Conseil suprême, dirigent la fédération de sept émirats comme une entreprise. Elles agissent cependant moins dans l’intérêt de la population, puisque celle-ci ne vote pas, que dans leur quête de richesse et de puissance personnelles à long terme. Dubaï élabore sa stratégie économique sur un demi-siècle, en l’espèce dans le cadre de la 50-year-Charter. Cela fait rêver les chantres de la stabilité. « We challenge ourselves to be cost efficient », témoignait un représentant de la Chambre de commerce dubaïote lors d’une allocution la semaine passée. Les ministères des Opportunités et du Bonheur caricaturent la vision entrepreneuriale des al-Nahyan (Abu Dhabi) et al-Maktoum (Dubaï), le deux principales dynasties.

C’est à eux que s’adressent nos dirigeants quand ils se présentent, si possible accompagnés d’une tête couronnée. Lors de la dernière visite, Pierre Gramegna et ses collaborateurs ont rencontré leurs contreparties financières dans l’ombre d’Etienne Schneider et des accords qu’ils signaient pour pérenniser la relation avec les Émirats après son départ (voir d’Land du 31 janvier). Aucun des rendez-vous pris par le ministère de la rue de la Congrégation, que ce soit avec les fonds souverains, des investisseurs, les autorités ou les ministres, n’a donné lieu à une conférence de presse propre. Si bien qu’il n’a jamais été donné l’occasion d’interviewer un responsable financier émirati. Un point presse de synthèse a permis a posteriori au ministre libéral de brosser les différents sujets évoqués avec ses interlocuteurs locaux. « Trois fonds sur quatre distribués à Dubaï sont des fonds luxembourgeois », a martelé le ministre ici et lors d’événements publics comme sur Bloomberg pour une interview enregistrée sur place.

De nouvelles opportunités d’affaires avec les Émirats se présentent concomitamment au Brexit. La place londonienne est traditionnellement privilégiée par les sociétés financières et fortunes émiraties pour gérer la politique d’investissement sur le Vieux Continent. La sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne coupe a priori à ses opérateurs financiers l’accès au marché européen. Le Grand-Duché peut le leur rendre. Gramegna et ses boys (Bob Kieffer, Tom Theobald, Vincent Thurmes, Nasir Zubairi et Philipp Von Restorff) vendent là-bas des produits, un cadre réglementaire et une expertise. Le ministre s’est rendu quatre fois en six ans dans les Émirats. Ils sont le principal partenaire financier du Grand-Duché dans la région. « I think they’re quite impressed by the way we’ve built our ecosystem for financial technologies », confie le directeur général de la Lhoft, Nasir Zubairi. Les Fintech s’érigent en atout modernité de la place financière. Le directeur du Trésor et secrétaire général du ministère des Finances, Bob Kieffer, met lui en avant la loi sur les « business continuity centres » qui, depuis 2017, permet à une entité de rapidement relocaliser ses ressources, y compris humaines, au Grand-Duché en « cas de survenance d’un incident majeur empêchant l’exercice normal des activités ».

Puis il y a la finance islamique que le ministère des Finances veut lier à la finance durable. Au Sukuk Summit à Luxembourg en 2019, Pierre Gramegna avait déjà fait l’amalgame des deux problématiques financières. Outre l’émission d’une obligation étatique conforme à la charia en 2014, la place financière luxembourgeoise patine en matière de finance islamique. La conjugaison du financement climatique avec les impératifs de l’Islam donnerait un second souffle, croit-on. L’investissement immobilier réalisé par les Émiratis au (et via le) Grand-Duché fait figure de pis-aller, l’immobilier étant un actif tangible susceptible d’intégrer l’univers d’investissement charia compliant. Les fonds souverains émiratis comme Mubadala, Aabar ou Abu Dhabi Investment Authority (Adia) structurent déjà leurs placements via le Luxembourg, avec plus ou moins de substance. Adia a acheté les terrains place de l’Étoile et possède le Royal Hamilius où elle installera, apprend-on via Luxtimes cette semaine, les quarante employés de sa filiale Silver Holdings. L’on retrouve des noms familiers au sein du conseil d’administration de cette société de participations aux treize milliards d’euros d’actifs. Outre Norbert Becker (éminence grise du DP pour sa politique économique et accessoirement président d’Atoz, de CBP Quilvest, de Paypal Europe et de Lombard International Assurance) figure aussi parmi les Luxembourgeois Guy Harles, membre fondateur d’Arendt & Medernach. Bien inspiré, le plus gros cabinet juridique du pays s’est exporté voilà douze ans dans le quartier financier de Dubaï pour se rapprocher de sa clientèle du Golfe, d’Inde et d’Afrique du nord. Paul Mousel a d’ailleurs profité de la toute récente mission économique sur place pour aller saluer ses troupes.

Partners in crime Un autre patronyme parmi les membres du board de Silver Holdings sonne familier : al-Qubaisi. Mais ici les administrateurs Khaled et Mohamed (des dirigeants de fonds souverains émiratis) ne doivent pas être confondus avec Khadem. Le prénommé a été condamné l’an passé par un tribunal des Émirats à quinze ans de prison pour avoir participé au détournement de milliards du fonds souverain malaisien 1MDB, alors qu’il dirigeait le fonds émirati Ipic (International Petroleum Investment Company). Plus de 470 millions de dollars d’actifs ont été saisis sur ses comptes à la banque Edmond de Rothschild à Luxembourg. La justice grand-ducale attend une décision judiciaire aux EAU pour savoir que faire des actifs gelés. Et pour ajouter à l’imbroglio, des enregistrements audio de conversations avec le Premier ministre malaisien diffusés par la police de son pays en décembre, ont révélé que Mohamed al-Nahyan, ruler de facto des EAU, qui reçoit les ministres luxembourgeois, était au moins informé et plus probablement complice du détournement des fonds souverains. Interrogé sur l’éventualité d’une discussion à ce sujet avec les autorités émiraties, Pierre Gramegna dit laisser ce dossier à la sphère judiciaire. Pas sûr que ça bouge de sitôt. L’entraide entre Dubaï d’un côté, puis la France (où Khadem Al Qubaisi a de nombreuses propriétés immobilières et où une instruction est aussi ouverte) et le Luxembourg de l’autre est, selon nos informations, quasi-nulle. Cela tient à l’absence de conventions entre les États. Personne, semble-t-il, ne veut régler ce déficit.

Dubaï a bâti sa grandeur dans les années 2000 sur de l’argent douteux, nous confie un ancien banquier luxembourgeois installé aux Émirats depuis une quinzaine d’années. « C’était le Luxembourg des années 1980-1990, dit Monsieur B.*, un hub où l’argent arrivait facilement ». Sans contrôle. Une enquête de Cash investigation diffusée sur France 2 en 2019 montre comment les sous du cannabis sont blanchis via la capitale financière émiratie. Le cash est collecté en France. Les lingots d’or achetés à Anvers sont acheminés à Dubaï et revendus sur son marché de l’or à Deira, la vieille ville. Les liquidités obtenues sont confiées à un bureau de change. Dans une logique de chambre de compensation (la hawala, en arabe, sert notamment aux travailleurs migrants à verser une partie de leurs revenus à leurs familles restées au pays), celui-ci vire les montants sur ses comptes partout dans le monde. Sur les listings de milliers de transactions opérées en 2014 révélées très partiellement dans l’émission apparaissent essentiellement des banques chinoises. Une ligne fait mention de Banque internationale à Luxembourg. Contactée, la CRF dit se renseigner sur la pratique, visiblement inconnue de l’organisation judiciaire chargée de la lutte contre le blanchiment.

Notre banquier luxembourgeois reconverti dans la fiducie et l’investissement depuis Dubaï assure toutefois que la Banque centrale émiratie a résolument serré la vis et fait fermer des centaines de comptes liés au blanchiment d’argent chinois. Dubaï servirait aujourd’hui de pied-à-terre pour des personnes fortunées désireuses d’investir entre l’Asie, le Moyen-Orient, l’Afrique et la Russie. « On installe la personne, son business et son bureau. On règle son statut résidentiel et seulement ensuite on transfère les actifs », dit-il. Coût d’une installation basique : autour de 15 000 dollars. Dubaï met à disposition un golden visa. Les résidents (personnes physiques ou morales) ne paient pas d’impôts. Seule une taxe sur la valeur ajoutée existe en matière de fiscalité. Selon Monsieur B., la carte de résidence collecte toutes les données administratives, y compris le nombre de jours passés sur le territoire. « Certaines banques ont déjà demandé des certificats de résidence fiscale. Vous devez rentrer un dossier. Vous donnez vos comptes bancaires et à la fin l’immigration rend son rapport sur l’admissibilité à la résidence fiscale ». Et s’il s’agit d’un gros client ? Interroge-t-on. Dans un fou rire, notre interlocuteur répond qu’il « ne maîtrise pas la politique commerciale à géométrie variable des banques ». Monsieur B. nous explique par ailleurs ne pas avoir pris en charge de clients luxembourgeois depuis qu’il a commencé cette activité il y a cinq ans (il opérait une banque d’investissement auparavant), mais surtout des Russes, des Asiatiques et des Moyen-orientaux.

Guest stars Banque internationale à Luxembourg opère une succursale à Dubaï. Elle y emploie une quinzaine de personnes. Les ressortissants de ces régions sont également ciblés. L’établissement propose des véhicules de structuration made in Luxembourg, des polices d’assurances luxembourgeoises et des services de trust. Il s’appuie en effet sur les activités de son siège route d’Esch, mais aussi sur ses filiales en Suisse et à Singapour. Contactée, la banque explique que les actifs sont principalement placés sous gestion au Grand-Duché et (de plus en plus) en Suisse, où la banque dit appliquer « les mêmes processus rigoureux». Interrogée sur la possibilité pour elle de vérifier la traçabilité des fonds « bookés » par les bureaux de représentation, succursales et filiales de banques luxembourgeoises à l’étranger, la CSSF n’a pas encore répondu.

Deux Luxembourgeois de notoriété publique résident officiellement à Dubaï. Interrogé l’an passé sur son lieu de résidence par Paperjam, Gerard Lopez a répondu être « résident de nulle part ». « En théorie, j’ai une carte de résidence aux Émirats arabes unis. Qu’est-ce qu’un résident quand vous devez créer une matrice d’activités à l’international ? », avait-il poursuivi. L’entrepreneur du football (Gerard Lopez préside le club de Lille) a une société active dans les transactions énergétiques à Dubaï : Nekton. Son ancien partenaire d’affaires dans le projet de « Google du renseignement » baptisé Invenio (le projet d’entreprise remonte à 2010), Frank Schneider, vit aussi dans la cité des compounds pour millionnaires. Interrogé sur les raisons de son domicile aux Émirats, l’ancien chef des opérations du Srel, qui sera jugé avec ses camarades sur des soupçons d’écoutes illégales, répond (non sans humour) : « Je préfère vivre dans une monarchie absolue. Je me sens plus en liberté que chez nous. » L’espion qui se veut du bien opère une filiale de sa société de renseignements, Sandstone, à Dubaï.

Le sentiment de liberté est éminemment subjectif, surtout lorsqu’il est rapporté à la fragilité de l’édifice émirati. L’offre immobilière connaît une fuite en avant alors que la demande stagne. Les prix, très élevés, ont déjà perdu une quinzaine de pour cent en 2019. L’année 2020 est partie sur les mêmes bases. Et plus préoccupant encore est le facteur géopolitique. Évoqué sur place cette semaine par Jean Asselborn, le risque d’escalade provoqué par l’assassinat début janvier du général iranien Qasem Soleimani a suscité de lourdes inquiétudes dans la région et plus particulièrement dans la péninsule arabique où les États-Unis ont des bases militaires. « On était tous devant CNN et l’allocution de Trump », confie Monsieur B.

Pas facile de faire affaires aux Émirats

Une vingtaine de sociétés d’origine luxembourgeoise développent des activités aux Émirats arabes unis. Les principaux acteurs que sont ArcelorMittal (acier), Guardian (vitrage), Jan de Nul (dragage), Cargolux (fret aérien) ou Ferrero (confiserie) utilisent notamment Dubaï comme hub pour les marchés de la péninsule. D’autres PME se lancent avec plus ou moins de succès. Un restaurateur arrivé il y a une quinzaine d’années a connu la gloire avant de voir son activité ralentir du fait d’une explosion de l’offre commerciale et de la concurrence acharnée. Un entrepreneur du recyclage des déchets tente depuis peu une reconversion dans le traitement des eaux industrielles. Patrick Hoffmann commercialise une technologie permettant à des entreprises d’économiser sur leurs factures d’eau en traitant une majeure partie de leur consommation (80 pour cent) pour la recycler. Les laveries d’hôtels (un marché juteux dans ces contrées) sont la cible du moment. M. Hoffmann cherche depuis plusieurs mois des investisseurs, quelques centaines de milliers d’euros, pour lancer définitivement son projet chez un client identifié (l’entreprise se rémunère via des versements fixes). Mais le ticket est trop petit pour la plupart des investisseurs locaux. Peut-être devrait-il passer par Devstrat, société de conseil en investissement dirigée par Michel Guérin-Jabbour, un ancien chef de la coopération française, qui fait le lien entre le Grand-Duché et les Émirats. L’intéressé, un profil arabisant, souligne les particularités du marché, mais assure qu’il y a bien « des opportunités d’affaires ». pso

* Nom connu de la rédaction

Pierre Sorlut
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