Ines Kurschat succède à Roland Arens à la tête du principal quotidien du pays, quatre ans après son rachat par Mediahuis

Rupture

Manifestation de l’ALJP en 2021  pour ancrer l’accès à l’information dans la loi luxembourgeoise
Foto: Jessica Theis
d'Lëtzebuerger Land vom 10.01.2025

Samedi, Ines Kurschat a signé son premier éditorial en tant que rédactrice-en-chef du Luxemburger Wort : « On a besoin d’un journalisme sans complaisance », titre celle qui dirige maintenant les publications chez Mediahuis Luxembourg, éditeur du quotidien le plus lu du pays, mais aussi de Virgule.lu (anciennement wort.lu/fr), Contacto, Luxembourg Times et Radio Latina. À 55 ans, cette journaliste de conviction signe une ascension éclair au sein de la rédaction du quotidien qu’elle avait rejointe en 2023 en tant que cheffe-adjointe puis responsable de la rubrique politique intérieure. Ines Kurschat était devenue la candidate naturelle à la rédaction-en-chef, notamment après les départs récents de Marc Schlammes (vers les CFL) et de Danielle schumacher (CSV).

Originaire de Brême, Ines Kurschat a commencé sa carrière à Hambourg puis a rejoint le Luxembourg et le Woxx en 2000. Elle a poursuivi pendant quinze ans au Land (2005-2020) avant de s’occuper brièvement de la communication de l’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (Okaju). Parallèlement, la journaliste a milité pour la presse nationale. Ines Kurschat a cofondé l’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels puis a présidé le Conseil de presse de 2018 à 2020 (passant le témoin à Jean-Lou Siweck). Elle milite en outre pour les droits des femmes et siégeait à la Commission consultative des droits de l’Homme.

« Empörung, Angst und andere Emotionen sorgen für Klicks und, kurzfristig, für erhöhte Lesewerte. Aber : Wer ständig Öl auf das Feuer schüttet, wer Politiker verunglimpft, wer Kampagnen fährt statt kühl und unideologisch Fakten zu recherchieren, riskiert auf Dauer, sein Ansehen als unabhängiger Informationsprofi zu beschädigen und trägt dazu bei, das Gleichgewicht in der Demokratie zu verschieben », écrit-elle samedi dans un plaidoyer en faveur d’un journalisme de qualité. Un premier édito qui fait écho au dernier produit, le 30 septembre 2017, par Jean-Lou Siweck en tant que rédacteur-en-chef du Wort. « Sans une presse libre la démocratie reste inaccessible », avait rappelé dans un Leiter titré « Das letzte Wort » celui qui a ensuite dirigé Editpress puis 100,7.

Après son arrivée en novembre 2013, Jean-Lou Siweck avait vite émancipé le Wort de sa subordination aux chrétiens-sociaux. Mais il avait été éconduit en septembre 2017 par le nouveau président de Saint-Paul, Luc Frieden (CSV). De retour de son exil affairiste à Londres, Frieden s’était officiellement séparé du rédacteur en chef du Wort à cause de divergences sur la mise en œuvre de la ligne éditoriale. Au cours d’une réunion avec les journalistes, Luc Frieden avait partagé son vœu de revenir en politique, dans la perspective de devenir commissaire européen, idéalement aux services financiers. Les élections législatives de 2018 se profilaient. Claude Wiseler partait favori et il s’agissait de disposer d’un journal « plus centre droit » pour ne pas briser l’élan du parti chrétien-social et les plans de carrière de Frieden, par ailleurs proche des cousins Pit Hentgen et François Pauly, aux manettes des finances de l’archevêché à qui appartenait alors l’éditeur Saint-Paul.

En septembre 2017, Luc Frieden avait installé à la tête de la rédaction Roland Arens, son voisin à Contern et journaliste chez Saint-Paul depuis les années 1980. Sous Arens, les autres journalistes politiques se permettaient de critiquer le CSV, mais le patron de la rédaction est toujours resté très discret sur les questions de politique intérieure. Ses éditoriaux ont dans leur très grande majorité abordé la politique à l’étranger, notamment aux États-Unis, comme l’a encore illustré son dernier édito le 28 décembre. En 2024, aucun Leitartikel de sa plume n’a porté sur la politique nationale. Dans le journal, les pages économie ont été placées après les annonces mortuaires et la pub. Fini la couverture des Luxleaks et Panama Papers. Le focus était mis sur les PME nationales. Face à Reporter.lu (fondé par des transfuges du Wort) fin 2017, le président Luc Frieden est celui qui a le mieux défini l’orientation du quotidien, un journal ancré « au milieu de la société », un journal qui défend « la démocratie libérale, une vision chrétienne de l’Homme et une vue positive de l’économie ». Récemment (d’Land, 8.11.24), Laurent Zeimet, député-maire CSV et ancien journaliste politique du Wort, a regretté l’absence de ligne éditoriale de la publication qui serait devenue « un journal sans âme ».

En réalité, la ligne éditoriale existe et est publiée en ligne. Elle n’a pas fondamentalement évolué après le rachat de Saint-Paul en avril 2020 par l’éditeur flamand Mediahuis. Dans Forum fin 2020, le journaliste Gaston Carré (retiré de la rédaction mais toujours contributeur régulier du Wort) abondait : « Le Wort, qui depuis des années se vouait à une laborieuse interrogation de sa ligne éditoriale, a fini par la brouiller, préférant le risque de la confusion au danger supposé d’un positionnement ».

Ines Kurschat sera-t-elle la femme de la clarification ? Tout dépendra des moyens qui lui seront alloués, en termes de liberté opérationnelle, mais aussi financiers (pour recruter notamment). La nouvelle directrice des publications a pour tâche de vendre des abonnements numériques, modèle d’affaires de Mediahuis, sans perdre les abonnés au papier. Or, si les abonnements digitaux ont augmenté de 70 pour cent entre fin 2020 et fin 2023, passant de 3 900 unités à 6 800, les abonnements payants ont chuté de 17 pour cent sur la même période, passant de 47 000 unités à 39 000 (selon les chiffres de l’organisme spécialisé dans les audiences CIM).

Pendant les quatre années sous le nouvel actionnaire, la gouvernance est restée un mystère. Sur les réseaux sociaux, Ines Kurschat a remercié en premier lieu la présidente du conseil d’administration de Mediahuis Luxembourg depuis fin 2021, Martine Reicherts, ainsi que le directeur général, Paul Peckels (en poste depuis 2014 et par ailleurs beau-frère de Pit Hentgen). Sollicités pour en savoir plus sur la nomination et le poids de l’actionnaire belge, les trois intéressés (y compris Ines Kurschat) ont décliné tout commentaire. En décembre 2021 sur 100,7, Martine Reicherts avait expliqué sa récente prise de fonction au CA par ses anciens liens professionnels avec Paul Peckels, quand lui était directeur de Post et elle, directrice de l’Office des publications de l’Union européenne, sa meilleure cliente. L’arrivée de Martine Reicherts, candidate socialiste en 1981 et 2005 aux communales à Luxembourg, a aussi donné l’apparence d’un affranchissement des liens, déjà distendus, avec le CSV. Selon cette ancienne avocate puis haute fonctionnaire de l’UE, le Wort s’était orienté depuis quelques années vers du contenu qualitatif pour ses lecteurs si bien qu’il n’y aurait « plus de sujet tabou ». S’ajoutent quelques rentes :« On y lit les annonces mortuaires, cela appartient à la tradition ».

Au micro de la radio socioculturelle, Martine Reicherts a également insisté sur la difficulté de recruter des journalistes, à cause notamment d’un « problème de salaire face à la concurrence de l’État », et donc de la nécessité de « regarder plus loin dans la Grande Région ». Interrogée sur le nombre de personnes travaillant encore chez Mediahuis Luxembourg après le plan social annoncé dans la foulée du rachat, Martine Reicherts avait mal dissimulé son ignorance : « Ooooooh… C’est une bonne question. Je ne suis pas une personne de chiffres », a déclaré celle qui siège aussi au CA de la Banque centrale et préside le Fonds national de la Recherche. Au début des années 2000, Saint-Paul employait plus d’un millier de personnes. L’entreprise rebaptisée Mediahuis Luxembourg atteignait fin 2021 un plus bas de 198 collaborateurs. Elle en compte 222 aujourd’hui.

L’investissement de Mediahuis dans le Wort est-il purement financier ? Entre 2015 et 2020, Saint-Paul a généré autour de deux millions d’euros de bénéfices annuels. Après une année 2021 difficile marquée par un plan social coûteux, le groupe est reparti dans le vert avec un profit de 1,5 million d’euros en 2022 puis 5,9 en 2023 ! Une anomalie ? Les comptes 2023 de Mediahuis Luxembourg publiés au registre de commerce sont tronqués. Si bien que la note explicative sur ce profit extraordinaire n’apparaît pas. Et la direction ne donne pas suite à notre demande du document complet. En 2020, Mediahuis a dépensé quelque 38 millions pour acquérir Saint-Paul. La holding de l’archevêché, Lafayette, dit dans ses comptes enregistrer une plus-value de 25 millions. Parallèlement, les sa filiale Société Maria Reinsheim a investi six millions d’euros dans la maison-mère Mediahuis NV. Lors du passage sous pavillon belge, la direction du Wort avait informé sur cette participation minoritaire pour maintenir la continuité dans la gouvernance, à travers la présence de deux administrateurs luxembourgeois, François Pauly (président) et Marc Wagener (le trésorier de l’archevêché). Paul Peckels et Roland Arens restaient ainsi en poste. Le communiqué précisait : « Le groupe s’est pareillement engagé à maintenir la ligne éditoriale des médias du groupe luxembourgeois », ainsi qu’à couvrir les sujets religieux et la communication de l’Église. Le reste demeurait flou.

Mais l’immobilisation financière correspondant à la prise de participation de six millions a disparu des comptes de Société Maria Reinsheim en décembre 2023, soit après les élections législatives qui ont porté Luc Frieden au pouvoir. Pit Hentgen, président de ces deux entités collectant le patrimoine de l’archevêché, dit ne pas être habilité à communiquer et renvoie vers le vicaire général. Sollicité, Léo Wagener, vicaire général en charge des biens temporels, assure qu’il n’y a eu « aucune emprise politique » et que les négociations sur la cession de 2020 ont été effectuées au niveau des deux groupes. La participation (d’un « pourcentage inférieur à cinq pour cent », selon l’évêque auxiliaire Wagener) aurait apporté des garanties face à cette contrepartie, Mediahuis, « qu’on ne connaissait pas  » et pour éviter une « rupture brutale ».

Ces garanties se sont donc matérialisées par la présence de deux administrateurs luxembourgeois chez Mediahuis Luxembourg, dont François Pauly, président et ami d’enfance de Luc Frieden. Cette participation dans la maison mère lui a entretemps été rétrocédée, complète Léo Wagener. On comprend à l’été 2023 puisque Marc Wagener a quitté le CA à ce moment-là. André Leysen, actionnaire majoritaire de Mediahuis et lié au parti catholique flamand, était entré en contact avec Luc Frieden puis avec François Pauly, avait raconté De Standaard, autre propriété de l’éditeur belge, en marge de la cession en 2020. Sollicité pour en savoir plus sur la nature de son engagement au Luxembourg et sur la transition à la direction éditoriale, André Leysen n’a pas répondu à nos sollicitations.

Pierre Sorlut
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