Portraits de jazz(wo)men : Sascha Ley et Laurent Payfert

Un homme et une femme, ou l’inverse

d'Lëtzebuerger Land du 26.08.2016

Voir et entendre Sascha Ley et Laurent Payfert en concert, c’est quand même quelque chose. D’un côté : une femme, chanteuse, compositrice, actrice, en bref une artiste complète, qui prend et redonne au public un plaisir immense à explorer sa voix, la déformer dans tous les sens. De l’autre : un homme et son double, une contrebasse qu’il connaît par cœur, lors des ovations c’est son instrument qu’il met en avant, l’abaissant en guise de salut au public. Samedi 20 août, ils sont à Longwy pour deux sets organisés par l’association VibraSon, à l’occasion d’une journée consacrée à la contrebasse toujours. Le soir, l’auditorium de la médiathèque de la ville est quasiment plein. Entre des compositions extraites de leur album The wee hours, des reprises et des improvisations endiablées, on ressort de là avec du baume au cœur.

Sascha Ley et Laurent Payfert se sont rencontrés en 1994, avant de fonder un duo en 2011. « Je n’avais pas vu Laurent Payfert depuis des années. On a commencé par se passer des bonjours. Quand j’ai su qu’il commençait à travailler la contrebasse, à improviser, je me suis dit que ça pourrait coller. C’est dur de trouver un musicien prêt à délirer avec moi », raconte Sascha Ley. Est venu un concert à l’occasion d’une soirée organisée pour Hannah Arendt, film de Margarethe Von Trotta dans lequel a joué Sascha Ley. Le courant passe, c’est le début d’une belle collaboration musicale. Un album en 2015, entre trente et quarante concerts, et beaucoup de souvenirs.

La vie d’un musicien, ce sont donc des voyages, des rencontres aussi, avec d’autres musiciens ou avec le public comme ce soir-là à Longwy. « Notre musique est une balance entre les compositions, des reprises, c’est une forme de liberté, je pense que le mélange passe assez bien », reconnaît la chanteuse de la formation. En effet, au cours de la soirée, le binôme présente au public quelques compositions originales, résolument jazz comme Pilgrim of happiness. S’enchaînent des morceaux avant-gardistes où Sascha Ley explore toutes les facettes de sa voix. Chantonnant, criant, rigolant de vive voix, imitant un chat sur une autoroute lors d’une improvisation à vive allure, tout y passe. Mixant sa voix à l’aide d’une console, elle s’amuse par exemple lorsque Laurent Payfert prend le micro à déformer la voix de ce dernier, le public est hilare.

Les deux musiciens ont chacun son moment. Sascha Ley qui enchaîne d’abord des chants ancestraux aux sonorités africaines et asiatiques (elle a étudié le chant en Inde, à Mumbai) s’octroie une pause exploration. Avec son échantillonneur, elle élabore avec brio toute une section rythmique pour pouvoir chanter encore par-dessus, un moment simplement magique. La salle l’ovationne. Son partenaire musical a du mal à reprendre ses esprits. Ce dernier conclut le concert par une composition personnelle, Ballade bleue. Durant le concert, plusieurs hommages sont donnés notamment au regretté David Bowie avec une belle reprise de Ashes to ashes et un refrain sifflé inattendu. Sifflement des musiciens et non pas du public qui n’a de cesse d’applaudir.

Mis à part le duo, deux carrières respectives. Laurent Payfert, sideman depuis les années 1990 a depuis quelques années son propre quartet composé de Damien Prud’homme aux saxophones, Murat Öztürk au piano et Jean-Marc Robin à la batterie. En 2015, un album intitulé Danse sucrée est paru afin de consacrer le travail de la formation. Sascha Ley, elle, navigue entre le monde musical et sa carrière d’actrice. À l’origine de nombreuses collaborations passées, aujourd’hui c’est entre Laurent Payfert et son groupe Kalima qu’elle trace sa route. La formation Kalima est complétée par Laia Genc au piano et Anne Kaftan aux saxophones. Au niveau théâtral, ses pièces ne se comptent plus et au cinéma, on a pu la voir dans quelques films d’Andy Bausch entre autres.

Faire vivre en même temps toutes ses collaborations, les caser dans son emploi du temps, « c’est le propre du métier de musicien », admet Laurent Payfert. « Quand on gère un groupe, on démarche pour avoir un concert. Quand j’ai une date, je consulte mes musiciens. Si la plupart sont là, on fait le concert, c’est parfois six ou neuf mois à l’avance. Les musiciens professionnels connaissent les partitions. C’est ça la vie d’un musicien de jazz ». Toutefois, outre l’aspect purement professionnel qu’on retrouve parfois dans certaines formations, Sascha Ley remarque qu’une véritable connivence s’est installée avec le contrebassiste. « Une grande partie du public ou même des connaissances pensent ou ont pensé avoir compris que nous sommes en couple avec Laurent, et me félicitent depuis mon mariage l’année passée ». Toutefois ce n’est pas son compagnon à la ville, mais bien son « partner in crime » comme elle l’annonce, amusée, aux spectateurs. « On le prend comme un compliment, qui fait preuve de notre complicité sur scène ».

Outre cet aspect paisible, la formation reste lucide concernant les difficultés qu’ils doivent affronter. « J’ai lu qu’apparemment, en Allemagne, 120 nouveaux musiciens de jazz arrivent sur le marché chaque année, aussi pour les organisateurs ce n’est pas toujours évident. Tout le monde ne peut pas avoir sa part du gâteau, il faudrait rétablir la balance avec 120 musiciens sortants... », remarque le contrebassiste. « En même temps c’est une bonne chose, la scène jazz s’est installée. Le monde du jazz au Luxembourg se connaît, nous avons des standards communs, j’aime jouer avec la nouvelle génération, il n’y a pas d’âge ». Pour le moment, leur singularité non feinte leur a donné raison. À la fin du deuxième set, les spectateurs quittent l’auditorium, ravis.

Laurent Payfert se produira sur la scène du festival Jazz en Sol Mineur à Hussigny-Godbrange (France) demain, samedi 27 août avec le Jean-Luc Kockler quartet. « Une des meilleures date de la région » selon le contrebassiste. Le duo quant à lui se retrouvera au Konrad Café & Bar à Luxembourg, le 1er septembre prochain ; plus d’informations : www.leypayfert.com
Kévin Kroczek
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