La nouvelle publication Militärgeschichte Luxemburgs raconte les rapports malaisés entre les Luxembourgeois et leur armée

« Une armée sans pathos »

Présentés pour inspection : Sous-vêtements, bottes, havresac, brêlage de ceinturon et ustensiles de nettoyage d’un soldat de la
Foto: Tony Krier / Photohèque de la Ville de Luxembourg
d'Lëtzebuerger Land vom 01.07.2022

Publiée la semaine dernière, Militärgeschichte Luxemburgs (Capybarabooks, 39 euros) souffre des tares typiques des ouvrages collectifs luxembourgeois : Un overstretch chronologique combiné à l’absence de fil rouge. Le lecteur a ainsi du mal à identifier les problématisations, conceptualisations et thématiques qui relieraient les 53 contributions entre elles. Il se retrouve face à une accumulation de textes aussi épars qu’éclatés. Couvrant deux millénaires, le livre s’ouvre sur la phrase : « Mit der Eroberung des freien Galliens durch Gaius Iulius Caesar […] ». Dans leur très courte introduction, les éditeurs Thomas Kolnberger et Benoît Niederkorn admettent avoir été surpris par le nombre d’articles soumis. Ils auraient consenti à cette « feindliche Übernahme », tout en pressentant qu’elle se ferait aux dépens d’une « thematische Engführung ».

Comme souvent dans ce genre de recueil, plus on s’approche de l’actualité, plus les contributions deviennent platement institutionnelles et maladroitement lénifiantes ; le fait que certaines aient été rédigées par des militaires n’arrange pas les choses. Le lieutenant-colonel Heinrich, le sergent Hardt et le colonel Fautsch louent ainsi chacun la « réputation » de l’armée luxembourgeoise, qui, on s’en doutait, serait « good », voire « excellente ». On bute sur une autre déformation, typique, elle, des historiens militaires : celle d’épouser le narratif de leurs sources. Chris Hirtzig relate ainsi la carrière du légionnaire luxembourgeois, Antoine Thilmany, en reproduisant allègrement la terminologie de la Troisième République. Les massacres coloniaux dans le Maghreb des années 1920 sont ainsi qualifiés de « Befriedung », d’« Erschließung » ou de « Pazifierung ». L’unité de Thilmany « wehrte sich standhaft », écrit Hirtzig. Puis, de romantiser la guerre coloniale : « Die Militärkampagnen […] lieferten den sprichwörtlichen Stoff, aus dem sich die Legionslegenden bildeten. Die Einsätze hielten den Legionär ‘auf Zack’ und verdeutlichten die Notwendigkeit, körperlich, taktisch und disziplinär auf der Höhe zu bleiben ». C’est en une demi-phrase que l’historien évoque – pour aussitôt l’évacuer – « die Kontrolle und Unterdrückung der lokalen Bevölkerung ».

Le recueil est préfacé par le Grand-Duc, le ministre de la Défense et le chef d’état-major. Le premier souligne à quel point l’Académie militaire royale de Sandhurst est devenue une « institution incontournable » pour lui et sa famille. Le deuxième se fourvoie dans une envolée lyrique sur la mort de Jean l’Aveugle, « synonyme de sacrifice ultime au nom d’un idéal supérieur ». Le troisième remâche les éléments de langage officiel sur « la crédibilité en tant que partenaire solidaire et fiable ». « Destinée au grand public », la publication résulte d’une « convention de partenariat » signée en 2018 entre l’Uni.lu et le ministre de la Défense, et participe à la mode de l’« embedded history ». Pour célébrer leurs anniversaires, de plus en plus d’entreprises (CFL, BGL, Post Group, Lalux) et d’institutions (CSSF, Statec, ITM) concluent des « contrats de prestation de recherche » avec l’Uni.lu, devenue fournisseuse officielle de monographies, de documentaires et d’expositions (virtuelles).

Le livre vaut pourtant le détour. Notamment parce qu’une nouvelle génération d’historiens s’y exprime. Leurs articles se basent sur une recherche originale, menée dans les archives. Benoît Niederkorn, Elisabeth Einsweiler, Michel R. Pauly et Félix Streicher se sont rencontrés lors de volontariats au Musée national d’histoire militaire (MNHM) de Diekirch. Ils affichent l’ambition d’aborder l’armée sous l’angle de l’histoire sociale et de la micro-histoire, optant pour des angles nouveaux, tentant de retracer les biographies individuelles et les mentalités collectives. Devant eux, il y a un boulevard. Car l’histoire de l’armée a jusqu’ici surtout intéressé les chroniqueurs locaux, les journalistes et les militaires eux-mêmes.

On peut faire débuter l’histoire de l’armée luxembourgeoise par la création de la Compagnie des Volontaires en 1881. (C’est en tout cas la date de naissance que se donne l’armée elle-même.) Ces soldats ne se destinaient pas à partir en guerre, mais à devenir gendarmes, douaniers, gardes-forestiers ou postiers. Du coup, les historiens peinent à caractériser cette armée qui n’en était pas vraiment une. Le doctorant Félix Streicher la désigne de « paramilitärische Polizeitruppe », destinée à assurer le « landesinterne Krisenmanagement ». Dans son kaléidoscopique Tout devait disparaître (2022), Jérôme Quiqueret opte pour une analyse plus marxiste : « Il faut protéger les investissements étrangers, éviter les pillages, les destructions, […] pour garantir l’emploi du plus grand nombre et l’enrichissement d’un nombre bien moins élevé ». C’est en passant que le curateur du MNHM, Benoît Niederkorn, évoque la répression dans le sang de la grève d’anarchistes à Differdange, le 26 janvier 1912, par les forces armées. Il tente de restituer le « berufliches Selbstbild » des officiers luxembourgeois au tournant du siècle. Ceux-ci se seraient moins perçus comme dirigeants militaires, et plus comme « Polizeiführer oder gar Lehrer », dont la fonction principale était l’« instruction » : « Un bon soldat d’abord, un bon fonctionnaire en second lieu ». (Cette vision de l’armée aura finalement peu changé : en 2007, le Land notait que « den meisten Soldaten ist die Armee ein vorübergehend etwas unbequemer Schleichweg am Arbeitsmarkt vorbei in den öffentlichen Dienst ».) L’historien à l’Uni.lu et cheville ouvrière du recueil, Thomas Kolnberger, parle de la tradition luxembourgeoise du « soldat bureaucratisé ». Pour éviter « une sorte de société parallèle », c’est-à-dire l’émergence d’une caste s’arrogeant droits et privilèges spéciaux, le gouvernement aurait toujours veillé à étroitement attacher l’armée à l’administration publique.

Niederkorn revient sur la révolte des Volontaires de novembre 1918. Dans La République trahie (2019), Henri Wehenkel avait tenté de réhabiliter la mémoire de ces soldats républicains que l’Histoire avait « couverts d’opprobre et de ridicule » : « Leur révolte contre le système prussien s’inspirait du même état d’esprit que la révolte des jeunes ouvriers contre les contremaîtres allemands ». Le curateur du MNHM a plongé dans les registres internes de la Compagnie afin de restituer le quotidien dans la caserne du Saint-Esprit. Durant la Première Guerre mondiale, la vie des soldats luxembourgeois est marquée par d’interminables gardes devant l’Hôtel des Postes, les ministères, la Spuerkeess, les ambassades, les piscines ouvertes. La surveillance des prisons étant considérée comme la tâche la plus harassante et monotone, car hyper-réglementée. Les chefs de l’armée apparaissent comme autoritaires et distants, leurs décisions arbitraires : « Das Korpskommando […] trat lediglich bei der Bestrafung der Mannschaften in Erscheinung und glänzte ansonsten durch Abwesenheit. Die Diskrepanz zwischen der Lebenswelt der Soldaten und derjenigen der Offiziere schien somit frappierend. » Le solde du lieutenant était ainsi cent fois plus élevé que celui d’un soldat de deuxième classe. La grippe espagnole qui sévit à partir de l’été 1918 dans les casernes aurait entamé les dernières réserves physiques et psychiques, poussant à la mutinerie « die ansonsten eher national gesinnten und monarchietreuen Unteroffiziere und Soldaten ».

Vingt ans plus tard, la Compagnie des volontaires ne résista pas à l’invasion des troupes allemandes. Le doctorant contemporanéiste Michel R. Pauly (à ne pas confondre avec Michel Pauly, le médiéviste) décrit la matinée chaotique du 10 mai 1940. Le gouvernement aurait proposé aux officiers d’envoyer les soldats au casse-pipe, affronter la Wehrmacht à Echternach et Grevenmacher. « Die Offiziere lehnten einen solchen sinnlosen Opfergang allerdings ab, woraufhin es zum Streit kam und die Regierung die Bewaffnete Macht schließlich anweisungslos sich selbst überließ. » Les soldats déposent les armes et attendent l’arrivée de l’envahisseur. (Michel R. Pauly a pourtant retrouvé un fait d’arme : Sur son poste de frontière, un jeune volontaire de la Compagnie fracasse le crâne d’un officier allemand, qui meurt des suites de sa blessure.) La Compagnie des Volontaires est intégrée dans la police allemande. Sur quelques pages, Pauly donne à voir toute la panoplie des réactions des soldats : collaboration, adaptation, mutinerie, désertion. Le jeune historien s’adonne à des exercices de comptabilité : 228 soldats de la Compagnie (sur un total de 471) auraient été incarcérés à un moment ou un autre dans les prisons et camps, « wo sie zusammengenommen 291 Jahre verbrachten ». Mais il évoque également les 27 Luxembourgeois qui, « teilweise freiwillig, teilweise unfreiwillig », ont rejoint la Waffen-SS, ainsi que les quatorze intégrés dans le funeste Reserve-Polizei-Bataillon 101 et leur implication dans les fusillades et la déportation de dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants juifs en Pologne.

À leur retour du front et des camps, de nombreux « vétérans » de la Compagnie intègrent la nouvelle armée créée en juin 1944. Dans les derniers mois de la guerre, le Luxembourg fut ainsi saisi par une vague ultra-patriotique. Un millier de volontaires se présentent aux bureaux de recrutement de la nouvelle armée. Pour le gouvernement, il s’agissait surtout de s’assurer un carton d’invitation à l’occupation militaire de l’Allemagne. Cet enthousiasme s’avéra éphémère. « It was hardly to be expected that after nearly three generations of unarmed neutrality the Luxembourg people should re-discover overnight a martial spirit », nota, désabusé, l’ambassadeur britannique en 1947. L’instauration du service obligatoire faisait pourtant exploser les effectifs militaires. L’Arbed voyait d’un très mauvais œil ce siphonnage d’une main d’œuvre qui lui manquait pour faire tourner ses usines. Les experts de l’Otan proposèrent d’« encourager les ouvriers qualifiés à se rendre au Luxembourg », le gouvernement répondit que, pour des raisons « d’ordre politique et social », ce ne serait pas envisageable. Jusqu’en 1967, des dizaines de milliers de jeunes Luxembourgeois passent donc par les casernes. En parallèle, le nombre de militaires professionnels décline. Le service à l’armée est réputé monotone, la solde médiocre. Trop d’officiers avaient intégré la force armée au même moment : Leurs perspectives de carrière s’en retrouvaient bouchées. Ébranlée par une série de scandales, l’institution est jugée inutile, peu efficace et dispendieuse.

Dans ce qui est probablement la meilleure contribution du recueil, le doctorant Félix Streicher s’intéresse au « malaise » dans l’armée luxembourgeoise entre 1944 et 1959. L’armée de l’immédiat après-guerre se présente comme un mélange explosif de groupes très disparates : maquisards, recrutés de force, rescapés des camps (dont les deux futurs chefs de l’état-major), ex-légionnaires et jeunes cadets. Dans cette configuration politique, la Résistance ne réussit pas à s’imposer comme mythe fondateur. Il manquera donc à cette nouvelle armée un esprit de corps, des rites commémoratifs, un « canonical master narrative ». Bref, ce serait « une armée sans pathos », écrit Streicher. « This encouraged various bottom-up initiatives from within the ranks and led the different sub-groups inside the army to further entrench their specific sub-group identities ». Le culte officiel lancé dans les années 1950 autour de Jean l’Aveugle, dont l’honneur chevaleresque est supposé servir de « modèle à tous les soldats luxembourgeois », ne déclenche pas de ferveur. (L’armée se dote finalement d’une charte en 2020, dont les « valeurs-phares » – « l’engagement, la droiture et la fiabilité » – restent très génériques.) Pour compliquer la situation, une partie des officiers fut formée à Bruxelles, tandis que l’autre passa par Saint-Cyr. Deux clans se forment ainsi au sein de l’armée, engendrant intrigues, favoritismes, méfiances et jalousies, jusqu’à paralyser l’ensemble de l’institution.

L’armée luxembourgeoise apparaît comme l’éternelle mal aimée. « The post-war Luxembourg Army never experienced a genuine societal integration and acceptance, but rather a slow alienation from civil society », note Streicher. L’historien Thierry Grosbois explique ce désamour par « l’esprit de neutralité, voire une certaine nostalgie de ce statut » (abandonné par la révision constitutionnelle en 1948), neutralité qui serait restée ancrée dans « la conscience collective ». Le chercheur Matthias Boucebci pointe, lui, « un paradoxe » : « Si la population est plutôt atlantiste et européiste, elle n’en reste pas moins opposée à l’armée ». Le gouvernement se retrouverait coincé entre « le marteau de l’Otan et l’enclume de l’opinion publique ». En 1965, le ministre des Forces armées, Marcel Fischbach (CSV), dut rappeler au Parlement que « nous ne voulons pas apparaître aux yeux de nos alliés ni comme des profiteurs ni comme des parasites ». Ce jeu de balance et d’apparences nécessita de permanents marchandages avec l’Otan, que ce soit sur la durée du service ou sur la part du PIB consacrée au budget de la défense.

Alors que le Luxembourg promet d’investir un pour cent de son PIB dans les dépenses militaires (soit quelque 994 millions d’euros, le double d’aujourd’hui), « au plus tôt à partir de 2028 », cette part atteignait 1,6 pour cent en 1965. À l’époque déjà, cet « effort de défense » se situait largement en-deçà de ce que dépensaient la Belgique ou la France, et l’Otan reprochait au Luxembourg de « mettre en cause la solidarité atlantique ». Comme aujourd’hui, le Luxembourg professait sa loyauté atlantiste, tout en regrettant que sa petite taille (et paradoxalement la richesse par tête d’habitant) l’empêcherait d’atteindre les niveaux des autres alliés. La militarisation du Grand-Duché, accélérée par la résurgence de l’impérialisme russe en 2022, pose surtout un casse-tête en termes de ressources humaines. D’ici 2028, l’armée devra ainsi trouver une centaine de recrues supplémentaires pour composer le bataillon belgo-luxembourgeois de reconnaissance « de type médian » (c’est-à-dire tirant sur les positions ennemies pour déterminer d’où et comment celles-ci ripostent).

En 1959, le secrétaire général de l’Otan demandait d’installer des missiles au Grand-Duché, le ministre refusa. Le Luxembourg venait d’enterrer le projet mégalomane lancé six ans auparavant par son chef d’état-major. Le Groupement tactique régimentaire (GTR) était supposé mobiliser 10 000 hommes en temps de guerre. Le journaliste de la Revue Jean Jaans exprimait le cauchemar luxembourgeois : « An einem einzigen Kampftag, ja an einem sonnigen Nachmittag [kann] das schöne GTR vollständig von den modernen Kriegsmitteln zermahlen und vernichtet sein ! Und mit ihm dann die gesamte Blüte männlichen Nachwuchses eines ganzen Volkes ! »

Bernard Thomas
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