La Turquie après les élections du 24 juin

Des loups gris dans la bergerie

d'Lëtzebuerger Land vom 29.06.2018

Les deux grands hommes étaient partout. Ils étaient de tous les meetings, de toutes les réunions. Et surtout, ils étaient sur toutes les photos qui illustraient les articles à propos de la campagne électorale. Mais à force de ne voir que Recep Tayyip Erdogan et Muharrem Ince dans les médias, l’on a ignoré la présence de la bête brune au sein de leurs coalitions. Même si dans ce cas précis, il s’agissait d’un avatar de la bête brune : le loup gris.

En effet, l’extrême-droite turque a réalisé un score historique aux élections de ce 24 juin 2018. Il n’est donc guère surprenant que ce soit le Premier ministre hongrois, Victor Orbán, qui ait été parmi les tous premiers à féliciter Erdogan, avant même l’officialisation des résultats. Il se peut bien que ce soit moins l’élection de l’homme fort d’Ankara, que les résultats de partis politiques qui prônent l’ultranationalisme et le conservatisme religieux à l’image du Fidesz hongrois qui aient réjoui le leader populiste de Budapest.

Le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi) de Devlet Bahçeli obtient plus de onze pour cent des voix, confirmant ainsi son score aux élections législatives de novembre 2015. Quant au Bon Parti (Iyi Parti) de Meral Aksener, il obtient dix pour cent des suffrages et s’assure l’entrée au parlement. Ainsi, ces deux partis politiques issus de la tradition d’extrême droite des Loups gris ont un total de 91 députés. 48 de ces sièges sont pour le MHP, qui devrait prendre place au sein d’une future coalition gouvernementale et exiger de nombreuses concessions. En effet, ce sont les voix de ses électeurs qui ont permis à Erdogan d’être élu au premier tour des présidentielles.

Le 24 juin n’aura pas été une trop bonne journée pour le parti gouvernemental, le Parti pour la justice et le développement (Adalet ve Kalkinma Partisi), qui a perdu 7,5 pour cent, vingt-deux députés et la majorité absolue au Parlement. Le président Erdogan a d’ailleurs reconnu que les résultats de son parti étaient décevants. À noter aussi que Mustafa Destici, le président du Parti de la grande alliance (Büyük Birlik Partisi), un autre parti proche des Loups gris, s’est fait élire à Ankara sur les listes de l’AKP.

La coalition du « tout sauf Erdogan »

La déception était grande dans le camp de la « Coalition du peuple » à l’annonce du résultat des élections. Bien que le candidat présidentiel du Parti républicain du peuple (Cumhuriyet Halk Partisi), Muharrem Ince, ait réussi à obtenir le soutien de trente pour cent de l’électorat – un résultat remarquable vu les nombreuses irrégularités qui ont marqué le scrutin et les conditions de campagne inéquitables sur le plan médiatique –, les votes exprimés en faveur de son parti, la principale force d’opposition depuis 2002, ont chuté de trois pour cent.

Le Parti de la félicité (Saadet Partisi) de Temel Karamollaoglu, un parti issu de la même mouvance islamiste que l’AKP, n’a pas réussi à récupérer l’électorat religieux conservateur mal à l’aise avec l’autoritarisme d’Erdogan, la corruption et le néolibéralisme économique prôné par son parti. Il sera toutefois représenté au Parlement par trois députés élus sur la liste du CHP. Il en va de même pour le Parti démocrate (Demokrat Parti), un petit parti conservateur, dont le président Gültekin Uysal a été élu sur la liste du Bon parti.

À une époque où la Turquie est plus polarisée que jamais et fait face à une crise économique de grande envergure, la « Coalition du peuple » aurait pu être une plateforme de réconciliation nationale en faisant dialoguer kémalistes laïcs, nationalistes religieux, islamistes et conservateurs. Or, ce dialogue n’a pas vraiment eu lieu, les quatre partis de la coalition n’ayant trouvé que peu de choses en commun, à part la volonté de mettre fin au règne de Recep Tayyip Erdogan.

Toutefois l’absence du Parti démocratique des peuples (Halklarin Demokratik Partisi, social-démocrate pro-kurde) suggère que le plus petit dénominateur commun de la coalition était peut-être bien « le tout sauf le HDP » et son projet de société mariant la réconciliation turco-kurde avec un modèle économique socialiste. Un cauchemar pour les nationalistes turcs de tous bords et les islamistes. Malgré le fait que le leader emprisonné du parti, Selahattin Demirtas, ait dû organiser sa campagne à partir de sa cellule, le HDP a réussi à s’imposer comme troisième force politique du pays avec 67 députés et près de douze pour cent des suffrages.

Le HDP, que Meral Aksener ne voulait à aucun prix au sein de la coalition anti-Erdogan, a bloqué l’AKP dans les régions kurdes et lui a coûté de nombreux élus. Erdogan et son parti se maintiendront tout de même au pouvoir grâce au soutien d’un parti ouvertement kurdophobe, le MHP. Bien loin est l’époque où l’on pouvait lire dans le programme de l’AKP, que « notre parti reconnait que les croyances et cultures différentes sont une richesse pour notre pays et considère comme nécessaire que les hommes, quels que soient leurs langues, religions, ethnicités et statuts sociaux vivent sous la protection égalitaire de la loi et participent à la vie politique ».

Le soupir des opprimés

C’est grâce à ce projet que l’AKP avait su fédérer de nombreuses sensibilités politiques qui désiraient démocratiser la Turquie en démantelant l’État kémaliste. Dans ce contexte, Erdogan avait su convaincre une partie de la population qu’il était la voix des laissés-pour-compte du kémalisme, qu’il était, en quelque sorte, « le soupir des opprimés ». Ne pouvant plus maintenir l’illusion, comme bien des hommes politiques européens, de partir chasser sur les terres de l’extrême-droite et de jouer la carte du nationalisme turc pour se maintenir au pouvoir. Désormais, il ne pourra régner qu’en faisant de nombreuses concessions à cette tradition politique. La réforme constitutionnelle ne change rien à cette donne. Il ne peut plus se permettre d’ignorer le MHP, grâce à qui il s’est fait élire, alors que son parti a subi un échec.

Ce flirt intense avec le nationalisme xénophobe symbolise la fin de l’AKP. Or il est bon de se rappeler qu’il fut une époque où Erdogan considérait Ali Bulaç comme son maître à penser. Cet intellectuel, qui revendique l’épithète « islamiste », fut chroniqueur régulier dans les pages de Zaman, le quotidien proche du réseau de Fethullah Gülen. Arrêté dans le cadre de la répression après la tentative de coup d’État de juillet 2016 et libéré au mois de mai dernier, Bulaç est un des principaux penseurs de l’islam politique en Turquie. Rejetant toute forme de synthèse islamo-nationaliste, il théorisa la nécessité d’une rupture nette avec les modes de pensée nationalistes.

Erdogan, comme les autres membres fondateurs de l’AKP, acceptaient que la question kurde ne pût être résolue dans le cadre défini par l’État-nation kémaliste. Même postmoderne, leur islamisme restait d’essence internationaliste et donc ouvert à une remise en question des dogmes étatiques et nationalistes. D’ailleurs l’AKP réalisa des progrès importants dans ce domaine durant ses premières années au pouvoir, malgré les obstacles représentés à l’époque par l’armée et l’establishment kémaliste.

Aujourd’hui, cependant, Erdogan s’est allié avec ceux qui rejettent toute négociation avec le mouvement kurde. Qui pis est, Muharrem Ince et le CHP aussi ont préféré l’alliance électorale avec l’extrême droite turque, plutôt qu’avec le HDP. Grâce à eux, les loups sont entrés dans la bergerie et comptent bien se faire entendre.

Laurent Mignon est professeur en littérature turque à l‘Université d‘Oxford.

Laurent Mignon
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