Réalisé à six mains par Juan Díaz Canales, Teresa Valero et Antonio Lapone,
Gentlemind plonge le lecteur dans le quotidien d’une femme
dans le New York ultra-machiste des années 40. Un album original et accrocheur

Le ventre a ses raisons que le cœur ignore

d'Lëtzebuerger Land vom 23.10.2020

« Brooklyn, 1939. Une ligne, une seule… ininterrompue… du début à la fin » suffit à Arch Parker pour dessiner entièrement et parfaitement son amante, Navit. Il n’a besoin ni de lumière, ni de travaux préparatifs ou même de table à dessin. « Comment peux-tu dessiner dans le noir ? », lui demande-t-elle sans avoir quitté leur lit. « Je ne suis pas dans le noir », lui répond-il, « je suis illuminé » ajoute-t-il, follement amoureux d’elle, dans ce taudis qui leur sert d’appartement.

Tout y est défraîchi, la cuisine rudimentaire et les murs seraient nus s’ils n’étaient pas remplis de posters, d’affiches et de couvertures de magazines avec de jolies jeunes femmes fort apprêtées dessinées dessus. Un lieu à l’image de ce couple plein de contrastes, désargenté, mais immensément riche en sentiments l’un pour l’autre. Navit a quitté sa famille, son ivrogne de père et sa communauté juive rigoriste pour une vie d’artiste au jour le jour. Arch essaye péniblement de vivre de son coup de crayon à nul autre pareil en postulant auprès de tous les journaux, magazines et revues de la place.

Les scénaristes – Juan Díaz Canales (Blacksad, Fraternity) et Teresa Valero (Sorcelleries, Curiosity Shop) – ne nous diront pas grand-chose de plus sur leur passé. Ils vont en revanche nous narrer merveilleusement leur présent. Un présent qui amènera Arch au Powell Folies, le cabaret de H. W. Powell, patron d’entreprise sidérurgique dans l’Oklahoma qui, dans cette première moitié du XXe siècle « savait que l’acier serait le futur », comme dira un marchand de journaux en offrant à Arch un exemplaire de la revue Gentlemind, feuille de choux sans profondeur et dont personne ne veut, se contentant de mettre de jolies filles en couverture, également propriété du milliardaire.

Arch veut lui demander un travail, l’homme d’affaire n’est nullement intéressé… jusqu’au moment où tombe de la pochette à dessins de l’illustrateur le croquis qu’Arch a réalisé la nuit précédente, dans le noir, de Navit. « Présente-la-moi et tu as du boulot », lui lance, de manière abjecte, ce Weinstein avant l’heure. Blessé, le dessinateur refuse. Mais le ventre a ses raisons que le cœur ignore. Rapidement Navit intègre la troupe du cabaret et Arch la rédaction de Gentlemind.

Mais ce qui pourrait être la fin des soucis économiques pour les deux amoureux, sera surtout le début de la fin du couple. Powell convoite ouvertement la jeune femme, celle-ci le repousse gentiment, mais la jalousie d’Arch le rend incapable de dessiner Navit la nuit. « Il y a trop d’obscurité », lui dit-il désormais en lui tournant le dos dans le lit. Il l’aime toujours, mais la situation est intenable à la longue. En 1942, il décide de partir. Seul. Loin. Il va aller en Europe, dessiner la guerre. Professionnellement, la meilleure décision de sa vie. Tant pis pour l’amour !

Faute d’Arch Parker à ses côtés, Navit finit par se laisser séduire par H. W. Powell, par l’épouser, devenir « la fiancée de l’Amérique », puis, rapidement, hériter de 20 millions de dollars et surtout de la revue Gentlemind que le milliardaire lui léguera. Ceci malgré l’opposition farouche de la famille Powell, mais grâce à l’intelligence d’un ex-ténor du barreau, Waldo Trigo, avocat d’origine portoricaine précédemment sans scrupule et qui vient de se racheter une conduite. Avec lui à ses côtés, Navit va relancer la revue, la rendre à la fois vendable et respectable avec beaucoup d’audace et plein de bonnes idées. Tout semble rouler pour elle, mais le retour au pays d’Arch Parker la trouble aussi bien humainement que professionnellement.

Voilà la trame de ce premier tome de Gentlemind. Sur 88 pages c’est une plongée passionnante dans le New York des années 40 que proposent Díaz Canalès et Teresa Valero. Un magnifique portrait de femme aussi. Une femme forte et intelligente à qui la vie et un monde on ne peut plus machiste ne feront aucun cadeau. Un récit mis en image par le dessinateur italien Antonio Lapone (Adam Clarks, La Fleur dans l’atelier de Mondrian…) qui fait preuve une nouvelle fois d’un style personnel original et stylisé, entre ligne claire et style atome, avec des cases riches en détails et un dessin volontairement sombre ; en couleur mais laissant une grande place au niveau de gris. Ce premier tome s’arrête en 1945. Le second et dernier tome du diptyque promet de continuer le récit sur trois décennies. On a hâte. ●

Gentlemind, t1, de Diaz Canales, Teresa Valero et
Antonio Lapone. Dargaud. ISBN : 978-2205-07637-0

Pablo Chimienti
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