France

La bataille des images

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2020

Le 24 décembre 2019, devant l’Opéra Garnier, de sveltes ballerines en tutus blancs et sur leurs pointes, dansent avec grâce un extrait du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Avec en arrière-plan deux larges banderoles : « Opéra de Paris Grève » et « Culture en danger ». À quelques heures du réveillon de Noël, les images font le tour des réseaux sociaux et l’ouverture des JT du soir. Et ce qui avait été théorisé par l’économiste et philosophe Frédéric Lordon devient réalité : l’image de la grève en est soudainement changée. Déringardisée1.

Le mois suivant, l’image d’un syndicalisme masculin et renfrogné, caricaturé en une du Point2 par la moustache bougonne du leader de la CGT, Philippe Martinez, en prend aussi un coup. Dans plusieurs manifestations parisiennes, notamment le 11 janvier sur les marches de l’Opéra Bastille, des dizaines de féministes d’Attac, en bleu de travail et foulard rouge à pois blancs comme l’icône américaine « Rosie la riveteuse »3, enthousiasment les manifestants avec une « choré » participative au cordeau détournant la chanson des années 80 À cause des garçons. Les paroles sont distribuées à la foule qui entonne aussi : « À cause de Macron/C’est la chute des pensions/pour Fatou et Marion/À cause de Macron/Grandes perdantes nous serons/faut t’le dire sur quel ton ?! ». À la fin du happening, les « Rosies » déchaînées terrassent de faux Macron supporteurs de vautours « BlackRock », ce fonds américain auquel est prêtée l’intention de vouloir fondre sur l’épargne-retraite des Français.

Dans la foulée, ce type de revendication-spectacle essaime : le 31 décembre, les musiciens de l’Opéra de Paris jouent en plein air à Bastille le répertoire classique, de Faust à Carmen. Le 9 janvier, le choeur de Radio France en grève interrompt les vœux de la patronne Sibyle Veil en entonnant Le chœur des esclaves du Nabucco de Verdi. Frissons garantis. Quant aux avocats, furieux d’une réforme qui pourrait fragiliser les petits cabinets en doublant le montant des cotisations de 14 à 28 pour cent, ils multiplient les actions dans leurs barreaux respectifs. À Bordeaux, c’est une version encore transformée d’« À cause de Macron », devenu le tube de l’hiver. À Bobigny, un haka guerrier emprunté aux All Blacks, que d’autres encore reprendront en manif avec les « Rosies » d’Attac.

Non seulement ces interventions renouvellent les formes des luttes mais, une fois filmées, elles sont les sujets de vidéos virales qui contribuent à cimenter l’opposition à la réforme. À l’image de la chorégraphie des femmes chiliennes, « Un violeur sur ton chemin », qui fait depuis trois mois le tour du monde pour dénoncer les violences sexuelles et policières.

À une époque pas si lointaine, la gauche politique et syndicale refusait pourtant encore les outils numériques, rappelle le chercheur en histoire visuelle André Gunthert, auteur du passionnant blog « L’image sociale ». Mais il y a un an, les vidéos de violences policières contre les gilets jaunes (24 éborgnés et cinq mains arrachées) ont révélé le potentiel de critique politique que pouvait receler la viralité. Avant que n’arrive la troisième étape, actuellement : des vidéos revendicatives mais joyeuses et festives, à même de transmettre positivement les messages d’opposition au pouvoir.

Décidément en verve au cours d’une grève de plus de cinq semaines toujours en cours, les avocats ont lancé une autre mode en jetant leurs robes à terre, comme à Caen le 8 janvier à l’arrivée de la ministre de la Justice Nicole Belloubet. Une autre séquence filmée qui a fait le tour de la Toile. Ce geste a ensuite fait florès, soulignant comme les tutus des danseuses ou le bleu de travail des « Rosie » l’attachement très fort aux métiers, alors que la réforme entend détacher les retraites des corps professionnels pour ne plus les lier qu’à des individus : les enseignants ont jeté à leur tour cartables et manuels, les hospitaliers ou la police scientifique leurs blouses, jusqu’aux agents du Mobilier national leurs outils…

Un thème du travail qui révèle combien l’opposition à la réforme, qui réunit soixante pour cent des Français, dépasse largement la gauche militante. Ce que sont venus encore souligner l’avis cinglant du Conseil d’État, les critiques sur le caractère faussé de l’étude d’impact gouvernementale, ou encore le souhait du PS d’une commission d’enquête parlementaire sur la « sincérité » de cette étude d’impact. Mais laissons le dernier mot au centriste Jean-Louis Bourlanges, bien connu des spécialistes de l’UE pour avoir été longtemps un eurodéputé français convaincu et écouté, avant de devenir en 2017 député national.

Malgré son appartenance à la majorité présidentielle, il jugea le 29 janvier sur France Inter la réforme « inopportune et prématurée », en abordant lui aussi les spécificités des métiers : « le principe ‘1 euro cotisé doit donner lieu aux mêmes droits’ est incompatible avec le principe ‘un couvreur ne doit pas partir au même âge qu’un comptable’. Toute une quantité de gens ont des régimes particuliers, et pas pour rien ». Et Bourlanges d’asséner : « On n’impose pas un changement aussi important, un remodelage général des droits de chacun, à une société traumatisée par un an d’affrontement avec les gilets jaunes. Il y avait besoin d’une pause ». La bataille des images en est un révélateur.

1 « Frédéric Lordon, fantôme de la grève des petits rats de l’Opéra », Le Monde, 31 janvier 2020

2 « Comment la CGT ruine la France », 15 janvier 2020.

3 Cette célèbre affiche de 1943, avec sur fond jaune une femme levant le poing, devait inciter les ouvrières américaines à participer à l’effort de guerre dans les usines. Pour comprendre son destin féministe, lire Catherine Mallaval et Mathieu Nocent, La véritable histoire de Rosie la riveteuse, Librio, septembre 2019.

Emmanuel Defouloy
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