France

Hommage à un « héros tranquille »

d'Lëtzebuerger Land du 30.10.2020

« Tombé parce qu’il avait fait le choix d’enseigner, assassiné parce qu’il avait décidé d’apprendre à ses élèves à devenir citoyens. Apprendre les devoirs pour les remplir. Apprendre les libertés pour les exercer. Ce soir, je veux vous parler de Samuel Paty ».

C’est un vibrant discours, dans la veine de la philosophie des Lumières et de la tradition républicaine, qu’a prononcé le 22 octobre Emmanuel Macron à la Sorbonne, lors de l’hommage national rendu à ce professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre, par un jeune Russe d’origine tchétchène de 18 ans, réfugié en France avec sa famille depuis 2008.

Le chef de l’État se devait d’être à la hauteur de l’effroi, de la peine et de la colère ressentis par les Français après ce nouvel attentat terroriste, qui porte à 258 le nombre de morts dans l’Hexagone depuis le début de la vague jihadiste en 2015. Des Français horrifiés par la décapitation de Samuel Paty, sur le chemin qui le menait du collège à son domicile, dans la petite ville tranquille de Conflans-Sainte-Honorine, au nord de Paris. Des Français indignés que cet homme de 47 ans ait été tué pour avoir montré une caricature de Mahomet lors d’un cours consacré à la liberté d’expression. Des Français choqués, qui se sont rassemblés par dizaines de milliers, dès le dimanche 18 octobre, en hommage au professeur.

Au pays de l’instruction laïque et obligatoire, celui des « hussards » de la République, qui compte aujourd’hui 870 000 enseignants, ce sont des valeurs fondamentales, ciment de la nation, qui ont été attaquées. « Nous avons tous ancré dans nos cœurs, dans nos mémoires, le souvenir d’un professeur qui a changé le cours de notre existence », a déclaré Emmanuel Macron, ranimant le souvenir d’Albert Camus, prix Nobel, remerciant alors son instituteur. « Samuel Paty était de ceux-là, de ces professeurs que l’on n’oublie pas, de ces passionnés capables de passer des nuits à apprendre l’histoire des religions pour mieux comprendre ses élèves, leurs croyances », a-t-il ajouté :  il « incarnait la République qui renaît chaque jour dans les salles de classe, la liberté qui se transmet et se perpétue à l’école ».

Son jeune assassin, Abdouallakh Anzorov, abattu peu après son crime, voulait « venger le prophète ». Comme l’ont découvert les enquêteurs, il s’était nettement radicalisé depuis plusieurs semaines et était déjà à la recherche d’une cible avant même de connaître le différend qui a opposé Samuel Paty à un parent d’élève. Rappelant « le long passé de persécution » des Tchétchènes, l’hebdomadaire catholique La Vie évoque une « fracture générationnelle » au sein de ceux réfugiés en France : « si la première génération de réfugiés ayant fui leur pays en guerre s’est plutôt bien intégré, les plus jeunes, nés en France ou arrivés au cours de leur enfance, on tendance à se raccrocher à une identité mythifiée de résistants-combattants ».

Reste qu’Anzorov n’a pas trouvé sa cible seul. Parmi les sept personnes mises en examen, Brahim Chnina, père d’une élève de treize ans, l’a été pour « complicité d’assassinat terroriste ». Il a désigné nommément Samuel Paty sur les réseaux sociaux, en y postant une vidéo, sur la base de rumeurs rapportées par sa fille concernant un cours auquel elle n’avait pas assisté. L’activiste islamiste Abdelhakim Sefrioui, 61 ans, a lui encouragé le père dans sa vindicte et l’a accompagné lors d’un rendez-vous chez la principale du collège, le 8 octobre. Le collectif Cheikh Yassine, auquel il appartenait, a été dissous.

Le président de la Grand mosquée de Pantin, près de Paris, a de son côté relayé la vidéo sur Facebook, ce qui entraîné la fermeture pour six mois de la mosquée, sur décision du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin. Le gouvernement a ainsi voulu répondre vite et fort, et il pourrait aussi renforcer son projet de loi contre le « séparatisme » musulman qui était en préparation avant même l’assassinat, en y créant un délit contre « ceux qui mettent en ligne des informations personnelles mettant en danger la vie d’autrui ».

Dans un contexte d’unité nationale moins forte qu’en 2015 lors des attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan, l’exécutif, pressé sur sa droite par le Rassemblement national (RN) et Les Républicains (LR), a aussi multiplié les accusations simplistes. Celle du ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, s’en prenant à « l’islamo-gauchisme » au sein des universités ou de La France insoumise (LFI), a suscité de sévères répliques. Par exemple de l’historien réputé Nicolas Offenstadt : « au lieu de chercher des boucs-émissaires à l’aide de concepts d’une faiblesse intellectuelle insigne, pourriez-vous nous expliquer les défaillances de votre administration qui ont empêché notre collègue d’être pleinement soutenu et protégé ? ». Ou du chef de file de LFI, Jean-Luc Mélenchon, qui a reproché à M. Blanquer « l’inaction de l’administration et du ministère » tout le temps du différend entre Brahim Chnina et Samuel Paty, avant que ce dernier se fasse tuer.

D’autres critiques ont visé les services de renseignement, qui manifestement n’ont pas pris en compte le signalement de messages radicaux sur le compte Twitter d’Anzorov et le fait que le basculement du futur terroriste était très net dès le 25 septembre, trois semaines avant son passage à l’acte.

À l’encontre de la France, ce sont des critiques d’un tout autre ordre qui ont été lancées dans certains pays musulmans, comme l’appel au boycott de produits français ou les diatribes de Recep Tayyip Erdogan, après qu’Emmanuel Macron a déclaré à la Sorbonne : « nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent ». Le président turc a mis en cause la « santé mentale » de son homologue et comparé le sort des musulmans aujourd’hui en Europe à celui des juifs pendant les années 1930.

En réponse, le président du Conseil français du culte musulman (CFCM) a appelé ses coreligionnaires de l’Hexagone à « défendre l’intérêt » de la France, « grand pays où les musulmans ne sont pas persécutés » : « nous savons que les promoteurs de ces campagnes disent défendre l’islam et les musulmans de France, nous les appelons à la sagesse (…) Toutes les campagnes de dénigrement de la France sont contre-productives et créent de la division ».

L’héritage de Samuel Paty pourrait-il être de favoriser un islam véritablement de France ? Il « fut tué parce que les islamistes veulent notre futur et qu’ils savent qu’avec des héros tranquilles tels que lui ils ne l’auront jamais », a encore déclaré Emmanuel Macron. « Eux séparent les fidèles, des mécréants. Samuel Paty ne connaissait que des citoyens ».

Emmanuel Defouloy
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