Chronique Internet

Twitter vise la « santé conversationnelle »

d'Lëtzebuerger Land du 03.05.2019

On ne saurait sous-estimer le rôle que joue aujourd’hui la plateforme de micro-messagerie Twitter dans le processus de production et de propagation des nouvelles. Les pépiements de l’oiseau bleu sont désormais au cœur de la perception par l’humanité de sa propre histoire. D’où l’intérêt de suivre de près les contorsions auxquelles se livre l’entreprise qui gère cette plateforme, sous la houlette de l’étrange Jack Dorsey, son fondateur, pour assurer sa survie, coincée entre les attentes de ses utilisateurs et de ses actionnaires.

Les problèmes de Twitter sont multiples, mais celui qui semble préoccuper le plus ses utilisateurs est celui du harcèlement. Dès qu’un tweet ou un utilisateur atteignent un certain niveau de notoriété, il faut s’attendre à un déluge d’invectives : un tir de barrage constitué le plus souvent d’attaques ad hominem et d’arguments spécieux émis par un magma opaque d’individus, qui peuvent être sincères ou des trolls, et de bots, avec parfois l’intervention d’agences de relations publiques spécialisées. Lors d’une récente conférence TED à Vancouver, Dorsey, la barbe hirsute et vêtu d’une tenue noire digne d’un designer underground, a abordé sur un ton désinvolte cette thématique pour esquisser la stratégie envisagée par son entreprise pour résoudre le problème.

Au lieu de viser la croissance, a-t-il dit en substance, Twitter va désormais s’organiser pour assurer ce qu’il a appelé la « santé conversationnelle » sur sa plateforme. Autrement dit : mieux contrôler la conversation pour éviter les excès, mais sans la juguler et l’assécher pour autant. Comment trouver le bon équilibre entre la modération humaine, qui est coûteuse, et les algorithmes de filtrage, qui sont facilement trompés par les bots ? Jack Dorsey continue de miser sur les filtres automatiques et la flexibilité. Autrement dit, Twitter garde en réserve un contingent de modérateurs prêts à monter au front pour éteindre les incendies.

Alors qu’il parlait devant le public du TED, un écran derrière lui faisait défiler les tweets publiés en temps réel et marqués du hashtag #askJackatTED, rapporte le New Yorker. Pourquoi ne pas avoir banni les suprémacistes blancs de la plateforme alors qu’une décision de justice en Allemagne l’y contraint ? Pourquoi ne pas avoir suspendu Donald Trump après qu’il eut incité à la haine et la violence à l’encontre de la parlementaire Ilhan Omar ? Êtes-vous prêt à réduire le nombre d’utilisateurs actifs et le niveau d’engagement, les critères utilisés par Wall Street pour évaluer la valeur de l’entreprise, pour améliorer cette fameuse « santé conversationnelle », a demandé un investisseur bien connu de la plateforme. Le magazine note que Dorsey s’est bien gardé de répondre à ces questions, mais fait remarquer perfidement que le même jour, Jack Dorsey a troqué son sweat à capuche et son bonnet contre un costume pour rencontrer l’occupant de la Maison Blanche en tête-à-tête. Celui-ci s’était plaint juste avant – sur Twitter – d’une nette tendance de la plateforme à discriminer les utilisateurs républicains. Selon le Washington Post, l’échange aurait surtout porté… sur le nombre de followers de Trump.

De quoi faire douter que les critères sur lesquels Twitter compte désormais pour évaluer cette « santé conversationnelle » (à savoir l’« attention partagée », la « réalité partagée », la « réceptivité » et la « variété des opinions ») sont de nature à l’aider à atteindre l’objectif visé. En effet, ces critères ne disent rien sur le caractère factuel des conversations. Autrement dit, ces paramètres peuvent s’améliorer en même temps que Twitter s’enfonce dans un maelstrom d’infox. La vérité est toujours la première victime lors des guerres, dit-on. Twitter ferait bien, pour assumer avec un minimum de responsabilité son rôle de gazette du village planétaire, de s’assurer que la vérité ait sur sa plateforme la place qui lui revient dans tout débat sain.

Jean Lasar
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