Arts plastiques

Dans tous ses éclats

d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2020

Bienheureuse, l’institution qui peut puiser à pleines mains dans les fonds de la maison-mère, en l’occurrence le Musée national d’art moderne, d’où proviennent les quelque cinquante œuvres, toutes d’artistes différents, de l’exposition Des mondes construits, au Centre Pompidou-Metz. Et le titre en dit déjà long : le pluriel renvoie à une rupture, une véritable explosion, c’est parti dans tous les sens, la sculpture dans tous ses états, et que ces mondes aient été dorénavant construits, dénote un changement radical de démarche. Pas étonnant que nous trouvions dans les premières salles Beuys et Brancusi, on dira des classiques déjà ; une grande gisante du premier, à partir d’un tronc d’arbre mis à la disposition de Beuys par un artiste autrichien, sorte de sarcophage doté aux extrémités de pièces de bois quadrangulaires, une colonne sans fin, de trois mètres de haut, du second, avec sa répétition de formes rhomboïdales superposées les unes aux autres. Pas de socle, bien sûr, ni pour l’une ni pour l’autre, et si la colonne est censée relier le sol et le ciel, la gisante ne se veut pas moins lien entre le terrestre et le spirituel. En face de Brancusi, peut-être plus prosaïquement, le minimalisme de l’Américain Car André.

Toutefois, avant de confronter le visiteur avec ces exemples, d’autres suivront, paradigmatiques, l’exposition s’ouvre sur une salle qu’on qualifiera de ludique, ne négligeant nullement son côté pédagogique, l’un s’alliant à l’autre dans l’installation de la jeune Falke Pisano, de panneaux, de boîtes, mais l’essentiel y est le langage, avec ses questionnements justement. Cela s’appelle Unboxing, littéralement « déballage », mais c’est loin d’être désordonné, et les échanges entre artistes qui y sont relevés ne manquent pas d’orientation. Ni le parallélisme souligné entre sculpture et histoire (ou récit) : exprimant la fragilité ou la puissance, contenant ou non l’espace autour d’elles, cherchant l’équilibre, etc…

Autant de points de repère, si l’on veut, de questions simplement qui se posent tout au long, dans les autres salles, une douzaine, avec à chaque fois, des œuvres en nombre réduit, groupées autour d’un sujet, d’un thème. On l’a déjà vu pour Brancusi et Carl André, l’opposition vertical/horizontal ; dans une salle suivante, il est un ensemble de sculptures, comme des dessins dans l’espace, Picasso avait montré la voie avec ses fils de fer, Julio Gonzalez a suivi avec beaucoup de virtuosité, et s’il n’y a plus que la ligne, et conséquemment le vide, la sculpture se double au mur, dans les effets de la lumière et de l’ombre.

On ne va pas suivre les intitulés les uns après les autres, comme formes libres, structures…, faire l’inventaire des œuvres. On va s’attacher à autre chose, ce qui a surpris agréablement, dans les choix, dans l’agencement même de l’exposition. Comme les barres de bois ronds, d’André Cadere, artiste roumain trop peu connu, qu’on prend plaisir à retrouver, disséminées au long du parcours, appuyées contre les murs. Des segments colorés s’y enchaînent, les couleurs étant choisies selon un système mathématique de permutations, où se glisse toujours une erreur. Façon de l’artiste de manifester sa liberté, il faisait de même en introduisant ses barres dans des lieux, des musées, sans y avoir été invité, c’était tout à fait l’esprit des années 70.

On sait l’ouverture de telle partie, la vue qu’elle offre, du bâtiment de Shigeru Ban. La grande sculpture (mais le terme n’est même plus adéquat) de Rachel Whiteread est au coin de la galerie, face au parvis, et quel dialogue, quelle continuation ou opposition, au choix, avec l’architecture qui s’y est alignée. L’artiste moule le vide intérieur d’un salon, d’une maison ; dans l’exposition, s’agissant d’une pièce tirée du siège de la BBC, un plus de signification vient de superposer, en effet, cette pièce, George Orwell en a repris le nom pour baptiser la salle de torture de son roman 1984.

Les deux cercles qui suivent, de Bruce Nauman, à nous de décider dès lors, dans la fragilité de leurs segments de plâtre, de les rapprocher de même de l’archéologie ou de l’utopie, de la mémoire ou de l’imaginaire (projets de tunnels où tourner en rond, mais Nauman évoque des ronds de fumée, avec une verticalité tout aussi fragile). C’est carrément d’empreinte, de « peau de choses », qu’il s’agit dans ce que Heidi Bucher a prélevé dans la maison de ses ancêtres, de déconstruction, de décombres même, dans les débris par terre, pourquoi et comment tombés du plafond, dans l’installation de Monika Sosnowska.

Ainsi, Des mondes construits, l’exposition du Centre Pompidou-Metz, se boucle de façon toute radicale, caractéristique commune à tous ces artistes du moment qu’on avait rompu avec la tradition. Avec une démarche, toute nouvelle, inédite, à l’époque souvent scandaleuse, dans son orientation ultime, dans son rapport aux gestes, aux matériaux, à l’espace, ce qui fait et définit la sculpture.

L’exposition Des mondes construits. Un choix de sculptures du Centre Pompidou dure jusqu’au 23 août 2021 au Centre Pompidou-Metz ; plus d’informations : www.centrepompidou-metz.fr.

Lucien Kayser
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