Comment l’Église russe est devenue l’outil de l’impérialisme tsariste

 

De la géopolitique orthodoxe

d'Lëtzebuerger Land vom 15.03.2024

Le drame que nous vivons depuis le 22 février 2022 avec la guerre en Ukraine semble clore dans la violence la dissolution de l’empire soviétique. Mais pourquoi cela arrive-t-il plus de trente ans après la chute du mur ? De même, avec ce conflit, l’orthodoxie est revenue sur le devant de la scène en la personne du patriarche Kirill de Moscou bénissant la guerre de Poutine. Ainsi, le christianisme orthodoxe, si méconnu en Occident, est revenu sous cette déformation dans la conscience des Européens. Comment en est-on arrivé là ?

Pour répondre à ces deux questions, l’Ambassade de Grèce et la Conférence Saint-Yves ont invité Jean-François Colosimo, l’un des meilleurs experts de l’orthodoxie dans l’espace francophone, afin de donner des éléments-clés pour comprendre le conflit russo-ukrainien ainsi que les tensions au sein du christianisme orthodoxe2.

Pour Jean-François Colosimo3, il faut remonter au sacre de Charlemagne en l’an 800. L’Empire romain a explosé depuis longtemps. La partie occidentale de cet empire a été envahie par des barbares et va donner la civilisation latino-barbare avec Rome comme épicentre. La partie orientale a survécu en une civilisation helléno-romaine avec Constantinople comme point d’ancrage. Ces deux civilisations, bien qu’elles se fondent toutes les deux sur les décombres de l’Empire romain, vont petit à petit se distinguer en tout : linguistiquement (latin en Occident et grec en Orient), spirituellement (Saint Augustin et les Pères de l’Église), et politiquement (aboutissant à l’État-nation et à l’Église-nation). Progressivement, ce sont deux réalités qui se construisent côte à côte, et qui vont ensuite se confronter.

Une ligne de fracture va se dessiner à partir du premier millénaire (notamment avec la conversion des peuples slaves), qui part de la Baltique et descend vers la côte méditerranéenne en Croatie. Elle zigzague sur plusieurs milliers de kilomètres et crée une frontière. Deux chrétientés vont se créer entre l’Est et l’Ouest et diviser le monde slave en deux blocs. Ainsi, en haut de cette ligne, on trouvera les Polonais (alphabet latin et religion catholique) qui s’opposeront aux Biélorusses (cyrillique et orthodoxe). En bas de cette ligne, il y aura les Croates (latin et catholique) qui s’opposeront aux Serbes (cyrillique et orthodoxe). Sur cette ligne s’est greffée la réforme protestante qui vient ajouter une complexité additionnelle.

L’Ukraine, épicentre de la fracture Est-Ouest

Cette ligne de fracture passe au milieu de l’Ukraine. Cette dernière sera sans cesse écartelée et dépecée par les empires. L’Ukraine métabolisera ainsi le destin des deux Europes : à l’ouest de l’Ukraine, on se trouve en Occident, à l’est du pays, en Orient. Le but des empires a été de supprimer l’existence de l’Ukraine. Or l’Ukraine existe. Il y a indéniablement une langue et une culture ukrainienne, une forme de slavité méridionale. Une ambition persévérante à constituer l’Ukraine existe depuis la Rus’ médiévale de Kiev, la Confédération des Cosaques zaporogues fondée en 1649 et les républiques contemporaines proclamées en 1917 puis en 1991. Les Ukrainiens ont répondu unanimement « oui » par référendum en 1991 à une Ukraine indépendante, nonobstant leurs particularités.

Le monde orthodoxe, sous l’impulsion du patriarcat de Constantinople, va concentrer historiquement ses efforts missionnaires sur le monde orthodoxe libre qu’est la Russie. Le petit livre de piété Le récit d’un pèlerin russe offre une belle immersion spirituelle dans la tradition contemplative russe portée par les monastères et puisant dans la dévotion des premiers siècles de l’Orient chrétien. Avec l’émergence de la principauté de Moscou, le patriarcat de Constantinople autorise cette dernière à devenir un patriarcat. En agissant ainsi, le patriarcat de Constantinople permet à l’Église russe de résister au pouvoir impérial qui souhaite l’instrumentaliser et mettre l’Église à son service. Mais en 1721, le Tsar Pierre le Grand décapite le patriarcat et le remplace par un synode d’évêques présidé par un laïc. Depuis lors, l’Église devient un outil de l’impérialisme tsariste.

1917 est un tournant en Russie avec la Révolution russe mais également avec l’organisation du concile de Moscou. Alors en pleine tourmente révolutionnaire, l’Église russe se détache du pouvoir politique et fait acte d’apolitisme et de mission pacificatrice. Ce renouveau expose l’orthodoxie russe à la persécution du pouvoir bolchevique. Et ce sont 600 évêques, 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales qui disparaissent dans les camps entre 1918 et 1942. Staline, face à l’avancée des Allemands, sort le clergé du goulag et le force à porter allégeance à l’URSS en échange de la réouverture de quelques églises. Puis, rompant avec l’accalmie, afin de contrebalancer le rapprochement initié avec l’Occident, Khrouchtchev lance dans les années 1960 une seconde vague de persécution massive contre les chrétiens. Un second concordat voit le jour dans les années 1970 avec Nicodème de Léningrad, métropolitain et membre du KGB. Ce dernier propose un pacte renouvelé à l’État soviétique : le patriarcat de Moscou se fait le propagateur du socialisme, du pacifisme et de l’anti-américanisme à l’Ouest, et en échange, les institutions de l’Église russe bénéficient d’une certaine liberté. Nicodème a laissé cet héritage de collaboration à ses disciples incluant son disciple Kirill qui devient l’homme fort du patriarcat lors de la chute du mur.

Kirill passe alors un nouveau pacte avec le pouvoir (cette fois-ci poutinien) : l’Église prend la place du parti communiste. Elle devient la nouvelle idéologie du régime de Poutine. À la fois membre du KGB et oligarque, Kirill est élu patriarche en 2009 et depuis lors agit comme protecteur de l’intégrité territoriale, ecclésiale et politique de toutes les Russies. Ainsi, pour Jean-François Colosimo, le patriarche Kirill met le patriarcat de Moscou (qui est la seule entité post-soviétique qui couvre le territoire de l’ex-URSS) au service de la diplomatie impériale russe et seconde l’agressivité diplomatique de Poutine. En plus de la politique « panrusse » dans les pays baltes, au Kazakhstan et en en Asie centrale, Kirill s’investit en Syrie en tentant d’inféoder le patriarcat orthodoxe d’Antioche. Il accompagne la division Wagner en Afrique en déstabilisant le patriarcat orthodoxe d’Alexandrie notamment par l’ouverture de nouvelles paroisses rattachées au patriarcat de Moscou. Il mène une politique de réappropriation des biens orthodoxes de l’émigration russe comme en France (à Paris et Nice) ou à Beijing.

Autonomie de l’Église ukrainienne

Au XVIe siècle, Kiev est une grande métropole de rite byzantin. La situation de Kiev vis-à-vis de la Russie devient complexe dans la mesure où Kiev puise sa propre légitimité par son ancienneté et ses liens privilégiés avec le patriarcat de Constantinople. Pour trouver une solution concernant l’orthodoxie en Ukraine, le patriarcat de Constantinople a concédé initialement une sorte de « licence d’exploitation » à l’Église russe sur Kiev en lui donnant le pouvoir de gérer l’Église en Ukraine. Puis, changement de politique : l’Église orthodoxe ukrainienne est détachée du patriarcat de Moscou en 2018 et devient autocéphale. Cette décision a été prise par le patriarcat œcuménique de Constantinople (qui est l’autorité compétente) avec le soutien d’autres églises et entités orthodoxes. Cet événement est un élément déclencheur du conflit de 2022. Le patriarche Kirill fera tout pour éviter cette indépendance notamment en ne participant pas au concile panorthodoxe de Crète de 2016 qui avait précisément pour but de clarifier la question de l’autocéphalie, c’est-à-dire la pleine autonomie d’une église nationale. L’ambassadeur de Grèce, Angelos Ypsilantis, a rappelé à cette occasion la difficulté pour les occidentaux de comprendre ce concept. La plupart des pays orthodoxes sont en effet organisés suivant ce système original de l’autocéphalie qui est le fruit de l’histoire et de la géopolitique mouvementé des chrétiens orientaux.

Dans ce contexte, Colosimo rappelle que sans l’Ukraine, la Russie n’est plus un empire. Sans l’Ukraine, le patriarcat de Moscou n’est plus une grande Église, mais constitue un petit patriarcat. Alors que la Russie est le leader du monde orthodoxe avec cinquante pour cent des fidèles, des prêtres et des monastères, l’Ukraine représente quarante pour cent du patriarcat de Moscou. Et le monde orthodoxe ukrainien est plus vivant, en termes de pratique religieuse, en termes de vivacité spirituelle, et se distingue du monde russe. Il y a ainsi une âme et un ethos ukrainien, plus doux, plus pastoral et instinctivement plus démocratique.

Il convient également de rappeler que l’Ukraine, d’un point de vue religieux, présente l’originalité d’être rattachée à l’orthodoxie mais aussi d’avoir des liens spéciaux avec Rome. Alors que 70 pour cent des Ukrainiens se déclarent orthodoxes (la majorité d’entre eux sont rattachés à l’Église orthodoxe ukrainienne), environ 6,5 pour cent de sa population appartient à l’Église gréco-catholique ukrainienne (« uniate ») qui est rattachée à Rome. Les uniates ont dominé l’Ukraine à partir du XVIIe siècle puis les orthodoxes sont revenus en force après la seconde guerre mondiale avec Staline. Ces dissensions religieuses ont fortement marqué l’Ukraine et son processus de reconstruction nationale. Mais depuis le conflit avec la Russie, c’est ensemble qu’ils prient pour le salut de leur patrie et la souveraineté de l’Ukraine. Le brouillage actuel en raison du conflit russo-ukrainien ne doit pas faire oublier les souffrances des chrétiens sous le régime soviétique et la grandeur d’âme de nombreux orthodoxes russes qui cherchent la paix. Ce conflit rappelle avant tout la nécessité de reconstruire physiquement l’Ukraine une fois que les armes seront déposées, mais aussi de réparer spirituellement la Russie.

1 Président de la Conférence Saint-Yves (www.csy.lu)  2 La conférence a été organisée le 19 avril 2023 en l’église Saint Michel à Luxembourg ville par l’Ambassade de Grèce et la Conférence Saint-Yves 3 Auteur de La Crucifixion de l’Ukraine, Albin Michel, 2022
William Lindsay Simpson1
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