Gaspar Noé était au Luxembourg Film Festival pour une masterclass et une rétrospective de ses films. L’occasion d’une rencontre

Représenter des personnages troubles

d'Lëtzebuerger Land vom 15.03.2024

D’Land : Gaspar Noé, vous êtes né en Argentine dans une famille qui a fui la dictature pour rejoindre la France. Avez-vous, aujourd’hui encore, une attention particulière pour votre pays natal, son cinéma, sa politique ?

Gaspar Noé : La politique, c’est totalement parti en couille ! Ce qui est hallucinant, en Argentine, c’est que ça a été un vote massif pour un mec qui était un commentateur connu de la TV, avec sa coiffure de déglingo... C’est comme si Hanouna sous crack devenait demain président de la République française (rires). Tu ne peux pas tout à fait lui en vouloir car ils sont 56 pour cent à avoir voté pour lui... C’est le peuple qui est parti en vrille.

Et le cinéma argentin, vous le suivez un peu ?

Le dernier film argentin que j’ai vu et que j’ai beaucoup aimé, c’est Trenque Lauquen (de Laura Citarella, 2022, ndlr). Je regarde beaucoup de vieux films mais je ne fréquente pas tellement les festivals. Un film que j’ai vu il y a très peu de temps, c’est Azor (de Andreas Fontana, 2021, ndlr). J’entends souvent parler du film La Flor (de Mariano Llinás, 2018-2019, ndlr) mais je ne l’ai pas vu. J’ai beaucoup de lacunes en cinéma argentin, je connais des classiques des années 60-70. En Argentine, le cinéaste qui est considéré comme le plus grand qu’il n’y ait jamais eu, c’est Leonardo Favio, mais ses films sont bloqués pour des questions d’héritage et de droits... S’il y a des chefs-d’œuvre argentins à restaurer, ce seraient les premiers films de Leonardo Favio.

Vous avez travaillé avec Fernando Solanas sur un film qui traite, précisément, de l’exil d’Argentins à Paris. Qu’avez-vous appris auprès de ce cinéaste durant le tournage de Tangos, l’exil de Gardel (1985) ?

Fernando Solanas était le père de mon meilleur ami, lorsque j’étais adolescent. C’était aussi un grand ami de mon père, qui s’était exilé en même temps que lui. On passait des Noël ensemble ; il était comme un oncle que l’on voyait régulièrement. J’ai eu la chance d’entrer à l’école Louis Lumière à 17 ans et demi, juste après mon bac, et d’en sortir deux ans après. Le premier job et le premier salaire que j’ai eus de ma vie, c’était en tant qu’assistant et secrétaire personnel de Solanas. Travailler chez lui, c’était comme aller dans ma deuxième maison, car je passais ma vie avec son fils, Frank Solanas, qui est devenu réalisateur. Voilà comment je me suis retrouvé à l’aider sur la préparation de Tangos, l’exil de Gardel. Il m’a même demandé de jouer un petit rôle dedans. Quand on sort d’une école de cinéma, on a des connaissances techniques – on sait comment filmer, monter, faire le point, prendre le son... – mais on n’a aucune connaissance pratique du travail d’équipe. Ce que j’ai compris en participant au film de Solanas, qui était scénariste, réalisateur et producteur, c’est la complexité des rapports humains liés au travail et à l’autorité. Il m’est même arrivé qu’il m’attribue des tâches ingrates. Il me disait : « Tu verras, dans un film, quand il y a des tensions dans l’équipe, parfois il faut virer des gens. C’est toi qui vas les virer. » Moi, du haut de mes vingt ans, je ne comprenais pas pourquoi je devais faire ça. Il m’a répondu : « Cela passera mieux si c’est toi qui le fais. » Réaliser un film, c’est ça aussi.

Vous avez grandi au milieu des toiles de votre père, le peintre Luis Felipe Noé, que vous avez sollicité pour le rôle principal de votre premier court-métrage, Tintarella di Luna (1985). Ce sont ses toiles que l’on voit notamment dans Enter the Void (2009) ?

Oui. En réalité, ce sont des reproductions de ses toiles ; je lui avais demandé de faire quelque chose d’un peu psychédélique – une sorte de vortex – spécialement pour le film. Il m’a envoyé des tableaux qui étaient trop petits. Alors, on en a pris une photo et on les a agrandis. J’ai gardé les originaux en France et j’ai emmené des rouleaux avec moi sur le tournage au Japon. On voit aussi une de ses toiles dans Irréversible (2002) : lorsque Monica Bellucci se touche le ventre, enceinte, il y a une toile de mon père au-dessus d’elle que j’avais chez moi à l’époque. Dans Vortex (2021), il y a aussi quelques reproductions au-dessus du lit de Françoise Lebrun et Dario Argento. En vérité, j’ai l’impression, d’autant que je ressemble beaucoup à mon père physiquement, que celui-ci est une extension de moi-même qui m’a précédé. De même pour moi : je suis une extension de lui. C’est comme si je me citais moi-même, en fait.

Vous semblez partager un certain sens des couleurs avec votre père : est-ce que sa peinture a influencé votre style ?

Là où il m’a surtout influencé, c’est qu’il a réussi à vivre de son art. C’est quelqu’un de connu, de très heureux, d’ultra respecté. Il est altruiste et très ouvert aux gens, il a un fan club colossal de jeunes peintres en Argentine. Je me suis dit que l’on pouvait gagner sa vie, se faire des amis et c’est un peu l’exemple de mon père que j’ai voulu suivre. Ma mère était la plus cinéphile des deux. Elle m’emmenait voir des films tous les jours : quand j’avais dix ans, elle m’a emmené voir Les larmes amères de Petra von Kant (1972) de Fassbinder à l’institut Goethe de Buenos Aires, où elle m’a expliqué ce qu’était le lesbianisme. Lorsque j’ai eu 18 ans, le jour de mon anniversaire, elle m’a emmené voir Salò ou les 120 journées de Sodome pour que je comprenne ce que c’est que la cruauté. J’ai grandi dans une famille qui aimait beaucoup la peinture, la littérature, le cinéma, même si le cinéma était plutôt la drogue de ma mère.

Vous êtes un abonné de la censure, avec des films souvent interdits au moins de seize ans. Y a-t-il chez vous une volonté de transgression qui s’inscrirait dans une démarche politique ?

C’est tellement facile de provoquer des institutions. Je ne fais pas de la transgression pour la transgression. J’essaie juste de faire des films qui, comme d’autres, ont pu m’émouvoir, comme Salò de Pasolini, Les Chiens de paille (Sam Peckinpah, 1971) ou Querelle de Fassbinder (1982). Quand j’ai fait Climax (2018), je venais de voir Querelle, et j’ai demandé à deux danseurs d’utiliser les mots les plus crades pour décrire leurs rapports sexuels. Je leur ai dit : « Essayez de vous choquer vous-mêmes ». Et le résultat est digne des dialogues de Fassbinder. Je n’essaie pas de me mettre en concurrence avec la censure du temps présent ou avec l’horrible association Promouvoir. J’essaie plutôt de me mettre en concurrence avec certains réalisateurs qui ont commis des audaces joyeuses. Ce n’est pas si facile de réaliser un film osé aujourd’hui, car les sources de financement sont de plus en plus collectives. Il faudrait, pour cela, recevoir un financement unique.

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans Salò de Pasolini ?

C’est un film sur l’animalité de l’espèce humaine, sa cruauté ; il y a un discours politique mais il y a aussi une forme de bestialité. C’est, pour moi, un film sur la barbarie, quelle qu’elle soit, homosexuelle, hétérosexuelle... Pasolini devait connaître cet univers. Il était consommateur de jeunes garçons qu’il payait et qui n’étaient pas forcément avides d’expérience sexuelle, mais ils étaient avides d’argent. On a l’impression que Pasolini, à la fin de Salò, s’identifie aux victimes. Aucun réalisateur n’a d’ailleurs atteint ce degré de lynchage comme Pasolini. Quand tu vois Salò, tu te dis que Pasolini a dû se projeter aussi du côté des cas de pervers sadiens qui torturent, et cela devient un film très complexe. Grâce à cette complexité de point de vue, le film devient intéressant. Il est très artificiel, basé sur un écrit très conceptuel du Marquis de Sade, mais transposé en Italie. C’est sans doute l’un des meilleurs films sur la barbarie.

À l’ère des scandales autour des abus dans le milieu du cinéma, comment vous positionnez-vous par rapport à cette remise en cause du cinéaste tout-puissant ?

Les temps ont changé, heureusement. On parle beaucoup d’emprise dans le cadre du mouvement #MeToo, or il y a plein de formes d’emprises, qui ne sont d’ailleurs pas que sexuelles. Aujourd’hui on se focalise sur le cinéma, mais il y a d’autres milieux dans lesquels cela existe – celui de la mode par exemple, avec des mecs qui ont des agences de casting et des boîtes de nuit qui voient débarquer des gamines de Lituanie qui envoient de l’argent à leur famille. Mais il y a aussi ce truc importé des États-Unis : si tu veux faire un film qui représente la réalité du monde avec un personnage qui tient par exemple des propos racistes, c’est mal. Même lorsque ces propos racistes correspondent à une nécessité du scénario, comme les propos que peut tenir Philippe Nahon dans Seul contre tous (1998). Cela peut bloquer le financement d’un film, au nom des minorités ou des sensibilités offensées. Si un personnage tient des propos sexistes dans un film, tu te sens presque obligé de justifier que le mec est ridicule. Ce qui est inquiétant, c’est le côté autocensure collective, où tout le monde a peur de son ombre. Dans la représentation de la réalité, les choses sont de plus en plus lissées. Dans les séries du moment, s’il y a des personnages troubles, ils ne sont presque jamais « de couleur ». Ce sont forcément des Blancs, sinon tu offenses une minorité. Du coup, les personnages troubles, ils ont forcément des accents nord-coréens (rires)... La diversité, c’est aussi que, quelle que soit la race ou l’espèce, la nature humaine est trouble. Et il est bon de représenter des personnages troubles.

Loïc Millot
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