Chronique Internet

Florissante économie du fair use

d'Lëtzebuerger Land vom 30.04.2010

Le « fair use », doctrine qui recouvre aux États-Unis les exceptions autorisées au droit d’auteur (« copyright ») à des fins de commentaire, de critique, d’information, de recherche, d’enseignement ou d’étude, autorise la citation de contenus protégés par le droit d’auteur sans que l’ayant-droit ne doive être consulté ou puisse s’y opposer. Selon une étude publiée cette semaine par la Computer & Communications Industry Association (CCIA), une association professionnelle américaine qui compte parmi ses membres des sociétés telles que Microsoft, Google, eBay, AMD, Yahoo ou Oracle, les secteurs qui bénéficient de cette limitation apportée au droit d’auteur, baptisés collectivement « fair use economy », ont généré en 2007 aux États-Unis la somme de 4 700 milliards de dollars de chiffre d’affaires, dont 2 200 milliards de valeur ajoutée. Ce pan de l’économie représente 17 millions de salariés et une masse salariale de 1 200 milliards de dollars, selon cette étude. Il comprend notamment les éditeurs de logiciel, les programmeurs, les fabricants d’ordinateurs, les instances éducatives, les moteurs de recherche, les service d’hébergement Web etc.

La définition précise des frontières de ce pan de l’économie est sans doute sujette à caution, mais il est clair que toutes ces activités reposent fortement, d’une façon ou d’une autre, sur une acception étendue du fair use, et seraient fortement handicapées si on les privait du jour au lendemain de tout ou par-tie de ce droit. On s’était habitué ces dernières années à entendre surtout, au sujet du copyright, la complainte de ceux qui estiment que la protection insuffisante des droits d’auteur face au partage de fichiers sur le Net cause à « l’industrie du conte-nu » des dégâts incommensurables, chiffrés en milliards de dollars de manque à gagner et en chutes ver-tigineuses du nombre de disques vendus. Les chiffres avancés cette semaine par les adversaires traditionnels des industries du disque et du cinéma dans ce débat, les grandes sociétés du Net et de l’informatique, démontrent que battre en brèche le fair use au nom de la protection des majors serait une grave erreur. Alors que les majors et leurs groupes de pression se plaignent du piratage et agitent le risque de déclin qui en résulte pour leur activité, les secteurs représentés au sein de la CCIA ont le vent en poupe et bénéficient de l’essor de l’« économie du savoir » : le chiffre d’affaires qu’ils ont généré en 2007 est en hausse de 36 pour cent par rapport à celui de 2002.

Certes, les définitions sur lesquelles reposent ces statistiques ne sont pas très rigoureuses. L’étude de la CCIA n’en a pas moins le mérite de montrer que le fair use est un pilier de la vie académique, mais aussi un facteur de croissance économique soutenable. Ed Black, son président, a fait valoir qu’« une bonne partie de la croissance sans égale de l’industrie des technologies et de la communication peut être mise sur le compte de la doctrine du fair use. Cette pierre angulaire qui soutient la créativité et l’innovation doit être protégée ».

La CCIA vise, à travers cette étude, un projet d’accord commercial multilatéral anti-contrefaçon sur lequel travaillent plusieurs pays dont les États-Unis et l’UE, l’ACTA (Anti-Counterfeiting TradeAgreement) qui lui déplaît profondément. Pour Ed Black, l’ACTA reviendrait à étendre hors des États-Unis les règles du copyright américain mais sans la protection du fair use, ce qui à son avis « finirait par venir pénaliser en boomerang les secteurs les plus dynamiques, créatifs et innovants de notre économie ». Sur ce point, il est en phase avec le Parlement européen, qui en mars dernier a adopté à une majorité écrasante une résolution très critique envers l’ACTA, estimant que « pour respecter les droits fondamentaux, tels que le droit à la liberté d’expression et le droit à la sphère privée », certains changements doivent être faits au contenu et aux procédures de l’ACTA.

Jean Lasar
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