Entretien avec Le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) sur la constitution europénne

« Un bilan mitigé »

d'Lëtzebuerger Land vom 02.10.2003

Il n’apprécie pas les idées de Valéry Giscard d’Estaing et l’a fait savoir. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker compte parmi les critiques les plus articulés des travaux de la Convention sur l’avenir de l’Europe.

d’Lëtzebuerger Land : Même s’il a été beaucoup critiqué, ne faut-il pas reconnaître à Valéry Giscard d’Estaing qu’il a clôturé l’exercice de la Convention avec succès en présentant un projet de Constitution au terme des travaux ?

Jean-Claude Juncker : Le bilan que j’en tire est mitigé. Ce texte est trop intergouvernemental pour prétendre qu’il durera cinquante ans. Sur le fonds, Valéry Giscard d’Estaing a reproduit dans la Constitution les idées saines qui étaient déjà sur la table à Nice. Si elles sont passées cette fois-ci, c’est à cause du véritable traumatisme créé par les négociations finales du traité de Nice, une expérience extrêmement frustrante pour tous les participants. Contrairement à ce que beaucoup ont écrit, Giscard a échoué sur les points sur lesquels il voulait faire sa grande percée : il n’aura pas le président du Conseil européen avec les compétences qu’il s’imaginait, il n’aura pas son Congrès des peuples.


Dans l’analyse des résultats de la Convention, il faut prendre en compte que surtout les grands pays, opposés à Nice à bon nombre de ces avancées, ont déjà versé beaucoup d’eau dans leur vin. C’est ce fait qui explique pourquoi ces pays ne veulent plus qu’on touche au texte tel qu’il sort de la Convention.

Comment jugez-vous la Convention d’un point de vue purement luxembourgeois ?

Une vue exclusivement nationale, sans l’aspect européen, est toujours trop limitée. Ceci dit, il n’y a rien dans le texte de la Convention à quoi il faudrait s’opposer au nom de l’intérêt national. Mais ni dans les partis politiques, ni dans la société civile, on ne s’est jusqu’ici intéressé à ce qu’il contient vraiment. Je prends l’exemple de la sécurité sociale: Les dispositions qui règlent l’assurance chômage des frontaliers tombe maintenant sous la majorité qualifiée. Ça ne me gène pas. Mais à chaque fois que j’ai indiqué par le passé qu’il se pourrait que l’évolution aille dans ce sens, j’ai été fortement critiqué.

La double majorité prévoit que le Conseil peut décider à la majorité des États mais doit réunir un seuil plus élevé, trois cinquièmes, de la population. Donc, plus un pays est petit, plus il perd dans une telle logique.

Je ne le crois pas. Nous sommes parmi ceux qui défendent cette idée depuis Nice. Au premier tour, le principe est celui d’un État, une voix. Nous sommes donc égaux avec la France et l’Allemagne. Si la majorité n’est pas atteinte, le projet ne passe pas. La vérification démographique n’intervient que dans une deuxième phase.

Où est définie la politique européenne du Luxembourg, au ministère d’État ou au ministère des Affaires étrangères ?

Au gouvernement. Cela implique une concertation étroite entre les membres de l’exécutif concernés ainsi que de leurs conseillers. Nous essayons en tous les cas de maintenir un contrôle coordonné sur les dossiers européens au conseil de gouvernement. C’est un exercice difficile, mais cela fonctionne mieux au Luxembourg qu’ailleurs.

Il fallait attendre assez longtemps, octobre 2002, avant qu’il y ait les premières réactions luxembourgeoises sur la Convention. Avez-vous sous-estimé son importance ?

Il fallait d’abord observer pour savoir quels résultats on pouvait en attendre. Il y avait beaucoup de membres de la Convention qui estimaient que Giscard était tellement autiste qu’il n’y aurait de toute façon aucun résultat tangible. Je constate que ceux qui l’ont le plus critiqué sont ceux qui aujourd’hui le défendent le plus.

Est-ce que l’accord sur la fiscalité de l’épargne a libéré le Luxembourg dans ses prises de position ?

Cet accord a maximisé à la fois notre marge de manœuvre et notre crédibilité en Europe. Il n’y avait de notre côté plus la peur de se voir imposé une solution défavorable sur cette question importante. Il n’y a pas de doute que ce compromis nous a rendus plus libre en Europe.

De quelle marge de manœuvre dispose le plus petit État membre dans une négociation européenne ? Comment peut-il intervenir dans les débats ?

Notre méthode de travail repose sur le principe d’être mieux informé que les autres, surtout les grands qui estiment pouvoir s’en passer. Au-delà de connaître la position d’un pays, il faut comprendre quels ont été les enjeux et arguments sur le plan national qui y ont mené. Ce savoir ne vient pas des grands titres dans la presse. C’est un travail minutieux et fastidieux. Mais cela fait du représentant luxembourgeois à la table de négociation celui qui a le plus d’éléments de connaissance. Cela implique de nombreux contacts avec d’autres gouvernements, mais aussi avec les fonctionnaires qui élaborent ces dossiers à la Commission et auxquels personne d’autre ne parle.

Puis il y a l’expérience. Parfois, on est la dernière mémoire vivante dans la salle. Cela vous donne des possibilités d’intervention et de proposition qui s’appuient sur des informations de détail de provenances les plus diverses.

Enfin il faut être sensible aux alliances naturelles et sporadiques qu’il est possible de nouer. Nos alliés naturels, quasi institutionnalisés, sont les pays du Benelux. Depuis 1995, nous avons relancé cette dynamique. Arriver à des positions communes n’est pas toujours du pur plaisir, mais cela maximise nos chances dans les négociations européennes. Pour les alliances plus sporadiques, il faut comprendre que soutenir un pays sur un dossier qui est particulièrement important pour lui, mais pas nécessairement pour nous, peut ouvrir de nouvelles opportunités le jour où nous aurons besoin d’un soutien.

Cette approche a comme résultat que soixante pour cent de mon temps est investi dans les affaires européennes et répond aussi à la question pourquoi je voyage tant.

Dans la Convention, il y a eu une coordination très proche avec le Benelux, mais qui n’était pas facile. Avec la conférence intergouvernementale (CIG), le moment est-il venu pour que chacun des partenaires reprenne ses libertés ?

Un sommet Benelux sera organisé jeudi (hier, ndlr) en vue de préparer le lancement de la CIG samedi. Si mes efforts constants visent de maintenir les trois pays sur une ligne, c’est parce que quand la moitié des pays fondateurs défendent une position commune, ça fait toujours de l’effet dans l’Union européenne ! Notre but restera donc de coordonner le plus possible les positions du Benelux tout au long de la CIG.

Dans les positions du Benelux, on laissait la porte ouverte à l’Allemagne pour qu’elle les rejoigne. Êtes-vous déçu que l’Allemagne ait soutenu les mêmes positions que la France ?

L’Allemagne, éblouie par la puissance brute de son paquebot, oublie de temps à autres, mais pas trop souvent, qui étaient les guides bien intentionnés qui ont aidé le navire allemand dans ses manœuvres pour entrer dans le havre de la normalité.
Mais à Nice, l’Allemagne soutenait les positions intégrationnistes bien plus que la France. Or, on sait qu’à la Convention, il ne peut y avoir un accord que si Allemands et Français sont sur une ligne. On doit donc en tant que Luxembourgeois défendre au plus la position allemande afin de donner l’impression qu’il existe une proche collaboration entre le Benelux et l’Allemagne. Cela aide les forces favorables aux avancées intégrationnistes à Paris de faire évoluer la position française sur différents points dans le bon sens, comme l’élection du président de la Commission par le Parlement européen. Mais il faut alors vivre avec le risque que l’Allemagne accepte de son côté des propositions franco-giscardiennes, comme le président permanent du Conseil européen.
Le Benelux a brisé son alliance avec les pays dits « like minded ». Cela donne un peu l’impression que les trois pays réclament toujours des privilèges en tant que pays fondateurs.

La référence au statut de fondateur nous a permis de trouver une série d’arrangements à Nice que nous n’aurions pas pu justifier autrement. La coalition des « like minded » est d’ailleurs née en partie de la volonté des nouveaux pays membres de profiter d’un échange d’expérience avec le Benelux.

Le fait que le Benelux ait pris, sur la question de la composition future de la Commission, des libertés vis-à-vis du groupe s’explique par la conviction qu’il faut commencer à poser les premières pierres si on veut construire un pont entre deux positions. En ce qui concerne le Luxembourg et son Premier ministre, nous avons eu la possibilité d’expliquer les raisons de nos démarches aux partenaires.

Une récente interview dans Der Spiegel a montré une fois de plus que votre style de communication ne suit pas les préceptes plus posés de vos prédécesseurs. Est-ce toujours dans le meilleur intérêt du pays ?

On a beaucoup plus commenté le titre de cette interview, décidé par l’hebdomadaire, que ce que j’ai vraiment dit. Je me suis prononcé comme je l’ai fait parce que je considère que le volet institutionnel tel que prévu par la Convention – le seul élément que j’aie critiqué – est dangereux pour le Luxembourg comme pour l’Europe.

J’ai appris par après que, au Luxembourg mais aussi ailleurs, il est apparu comme déplacé dans ce magma du romantisme autour du consensus à la Convention, que justement un Européen reconnu mène le discours contraire. Sur le fonds, je dois constater qu’au moins 17 gouvernements soutiennent entre-temps ces propos.

Sur le style, j’aurais probablement été moins tranchant si j’avais été Premier ministre en 1968 ou 1988. Mais nous sommes en 2003 et la politique européenne est bien plus médiatisée aujourd’hui qu’elle ne l’était de l’époque d’un Pierre Werner.

Je pense cependant qu’on ne peut pas se prononcer de manière aussi directe sans se faire réprimander – ce qui n’était pas le cas, au contraire – si on n’est pas reconnu comme un acteur qui a apporté la preuve qu’il est à même d’aider les autres à trouver la voie du compromis.

Le Luxembourg est d’habitude classé parmi les pays les plus fédéralistes de l’Union. Le gouvernement n’a pas moins rejeté certaines propositions plus innovatrices.

Le terme fédéral désigne entre-temps tout et n’importe quoi. S’il s’agit de créer des États-Unis d’Europe à l’image des États-Unis d’Amérique, alors j’y suis opposé. À mes yeux, les nations ne constituent pas une invention provisoire de l’Histoire. Si Europe fédérale veut dire qu’un certain nombre de sujets sont réglés par le centre et exclusivement par le centre, alors que les États doivent l’accepter tel quel, alors j’y suis aussi opposé. Je suis d’accord avec une Europe fédérale dans laquelle les compétences déléguées par les États sont exercées avec leur participation continue.

Le fait qu’on soit membre d’un gouvernement ne dit rien des tendances fédérales ou intergouvernementales. Malgré ma longue participation au gouvernement, je constate qu’on trouve à la Chambre, peu importe le parti, plus de réticences quand il s’agit de jouer la carte européenne que je n’en découvre chez moi.

Je n’ai donc pas une approche purement intergouvernenmentale. J’utilise le Conseil des ministres, qui constitue un mélange entre le communautaire et l’intergouvernemental, comme un levier pour créer l’harmonie entre le national et l’européen. C’est plus facile dans une enceinte qui réunit les gouvernements que dans un parlement ou à la Commission.

Mais pourquoi refuser qu’un Conseil législatif siège en public ou que chaque pays propose trois candidats commissaires au président de la Commission ?

Ces idées sont formulées et soutenues par des gens qui n’ont plus l’expérience quotidienne de légiférer au Conseil. Je siège au Conseil depuis vingt ans. Comme mes prédécesseurs, j’ai une approche artisanale de ces questions et les fais passer par le filtre du pragmatisme.

Le traité prévoit dès aujourd’hui que la sélection des commissaires se fait en commun par le président et les gouvernements. Or, si le Luxembourg a respecté cette procédure, Romano Prodi a pu lire dans les journaux qui seront les commissaires allemands. Et croyez-vous vraiment que trois candidats de qualité semblable seront prêts à risquer leur crédibilité en posant leur candidature ? Ces propositions ne sont que des joujoux irréalistes.

Jean-Lou Siweck
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