Pologne

Éclair rouge et féminin

d'Lëtzebuerger Land du 06.11.2020

Ce sont les plus grandes manifestations en Pologne depuis la chute du communisme en 1989. Des dizaines de milliers de personnes défilent dans les villes depuis près de deux semaines pour protester contre une nouvelle décision du Tribunal constitutionnel qui impose une interdiction quasi totale de l’avortement.

Les manifestants ont même investi les églises, fait rare dans ce pays résolument catholique, en théorie. En pratique, les jeunes générations s’éloignent de plus en plus de l’Église catholique, surtout depuis les scandales pédophiles récents. Les manifestations ont commencé le 22 octobre suite à la décision du tribunal renforçant l’une des lois sur l’avortement les plus restrictives d’Europe. Elles se sont vite transformées en une expression de colère plus large contre un gouvernement de droite. Une grève nationale a eu lieu et a été largement suivie, le 29 octobre dernier. D’autres actions sont annoncées. Le gouvernement, lui, est soutenu par une frange de la société civile ultra catholique et conservatrice ainsi que par l’extrême-droite, dont les militants ont agressé physiquement les manifestantes et manifestants ces derniers jours.

Le 27 octobre dernier, Jarosław Kaczynski, le vice-Premier ministre et chef du parti au pouvoir Droit et Justice, a exhorté ses partisans conservateurs par vidéo à « défendre la Pologne, défendre le patriotisme contre des criminels » et « défendre coûte que coûte les églises polonaises ». « C’est la seule façon de gagner cette guerre », a-t- il ajouté. Avant le 22 octobre, la Pologne autorisait les avortements dans trois scénarios : anomalies fœtales, menace pour la santé d’une femme et en cas d’inceste ou de viol. Mais dans la pratique, l’écrasante majorité des avortements légaux résultaient d’anomalies fœtales, à savoir 1 074 sur 1 100 pratiqués en 2019.

Cependant, la dernière décision de justice a statué que les avortements pour anomalies fœtales violaient la Constitution, une décision juridiquement sans appel possible. Les médecins en Pologne pouvaient jusqu’alors déjà refuser de pratiquer un avortement légal et peuvent également refuser de prescrire une contraception pour des motifs religieux. S’ajoute à cela qu’il y a très peu de soutien financier et psychologique pour les familles d’enfants handicapés.

Dans sa décision, la présidente du tribunal, Julia Przylebska, a déclaré qu’autoriser les avortements pour anomalies fœtales légalisait les « pratiques eugéniques ». La Constitution polonaise garantissant la protection de la vie humaine, l’avortement fondé sur la santé d’un fœtus constituait « une forme de discrimination directement interdite ». Les manifestants exhortent aujourd’hui le tribunal à inverser la décision et un nombre croissant réclame également la libéralisation de la loi sur l’avortement. Les manifestations se propagent et trouvent un soutien jusqu’alors improbable : chauffeurs de taxi, de bus, agriculteurs, policiers, tous avec leurs propres griefs contre le gouvernement actuel. Un gouvernement qui semble mal gérer la pandémie (si bien que les femmes se sentent des pions pour détourner l’attention). Au cours du mois dernier, la Pologne est devenue l’un des pays les plus durement touchés.

Le gouvernement en place depuis 2015 a tenté à plusieurs reprises de rendre la loi sur l’avortement plus stricte, mais il n’a pas pu rassembler les voix au Parlement. Les sondages ont montré que la majorité citoyenne s’opposait à de nouvelles limites et chaque tentative antérieure avait été accueillie par des manifestations de masse. Mais le parti au pouvoir a largement effacé l’indépendance du pouvoir judiciaire, une décision qui a suscité la condamnation internationale, affirmant que le parti a instrumentalisé les tribunaux subordonnés pour réaliser ce qu’il ne pouvait pas faire sur le plan législatif. Le gouvernement nie de telles affirmations.

Plutôt que d’essayer à nouveau d’adopter une loi, les législateurs de droite ont demandé au tribunal constitutionnel, la plus haute juridiction de Pologne, de réviser la loi. Le parti au pouvoir qualifie ses opposants d’anti-polonais et d’anti-chrétiens et se présente comme le défenseur des valeurs traditionnelles et catholiques. Au cœur de cette vision se trouvent les femmes polonaises : des mères, des épouses, des soeurs. Ainsi les défenseuses des droits des femmes sont décrites comme de dangereux agents de la propagande libérale occidentale.

Elles n’ont pas été la seule cible du parti. Le parti Droit et Justice a dépeint les migrants comme une menace pour la civilisation chrétienne. Ensuite, la droite a concentré une grande partie de son attention sur les minorités LGBTQ, les présentant comme une menace pour la vie et les valeurs polonaises. Le gouvernement a essuyé les plaintes de l’Union européenne concernant la conduite illibérale de la Pologne. Il y a vu la preuve que le bloc occidental pousse des idées « étrangères » qui menacent la souveraineté polonaise. Les manifestations actuelles utilisent un slogan intentionnellement vulgaire « Wypierdalać » – pour choquer et envoyer un message déterminé. Il brise le tabou de la contestation de l’église. L’Église catholique a en effet longtemps fait pression sur le gouvernement pour qu’il élimine l’accès à l’avortement.

Pour rappel, sous le communisme, la Pologne jouissait de lois sur l’avortement plus libérales. Les militantes des droits des femmes aidaient les Suédoises à se rendre en Pologne pour avorter. C’est en 1993 que fut adoptée l’une des lois sur l’avortement les plus restrictives des pays occidentaux. La décision récente éloigne le pays encore plus du courant dominant. Presque toute l’Europe propose l’avortement à la demande, jusqu’à un certain point de la grossesse. Tout comme les États-Unis, bien que de nombreux États y aient rendu l’accès très difficile.

Le jour de la décision de la Cour suprême sur les avortements, les gouvernements de la Pologne, des États-Unis et de plusieurs autres pays, dont l’Ouganda, la Hongrie, la Biélorussie et l’Arabie saoudite, avaient signé la Déclaration de consensus de Genève, une déclaration contestant le droit à l’avortement.

Karolina Markiewicz
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