Particiption de ministres

Un atelier d'idées nouvelles

d'Lëtzebuerger Land vom 05.12.2002

Dans une contribution intitulée « La Convention encore renforcée », (d'Land, 29/11/02), « jls »   considère que « ce forum novateur » serait renforcé du fait que de plus en plus de ministres des Affaires étrangères participent à ses travaux. Je ne puis partager cette « appréciation » comme on dit aujourd'hui dans le franglais de Bruxelles. 

Il a certes raison de conclure que « la présence de ministres à la Convention augmente les chances que les compromis qui en sortiront passeront aussi le cap de la Conférence intergouvernementale (CIG) … (qui devra) réformer formellement les traités européens existants ». Mais à mon avis,  ces « chances » seraient plutôt des risques pour la Convention, qui l'affaibliront   plutôt que de la renforcer. 

Une plus grande participation des ministres des Affaires étrangères sera peut-être valorisante pour la Convention sur le plan du prestige. Mais au niveau politique, une prise en mains de la Convention par les  chefs des  diplomaties nationales pourrait  lui être fatale. 

Pour certains analystes, le danger consisterait dans le fait qu'une plus forte présence de ministres musellerait les différentes composantes de la Convention, la livrant poings liés  à  la « pensée unique » des chancelleries de certains « grands » États membres dont la politique européenne est restée profondément « gaulliste » : l'Europe n'est pas une fin en soi. Elle  n'a de raison d'être que dans la mesure où un État peut l'instrumentaliser pour  prolonger son influence dans le monde. 

Une analyse de ce genre me semble trop superficielle. D'une part, elle ne tient pas suffisamment compte de la complexité des motivations profondes et  des stratégies à long terme  qui font agir la plupart des États membres. D'autre part, cette façon de voir méconnaît que dans beaucoup de pays   l'intégration des objectifs de l'action extérieure dans les politiques des divers ministères voire des institutions de l'État fait  partie de la culture gouvernementale.  La mise en œuvre des stratégies nationales à l'égard de pays tiers ou dans les organisations internationales n'est  pas l'apanage exclusif  des chancelleries, mais fait partie de toutes les politiques, quels qu'en soient les  vecteurs. Même lors d'assises aux participations très mixtes telle la Convention, les Dominique de Villepin n'ont pas besoin d'être dans la salle ! 

La  raison majeure  de penser que  la participation de ministres des Affaires étrangères à la Convention ne  constitue pas un atout pour celle-ci mais un risque, c'est  que la nature même des débats de la Convention  en  sera changée et faussée. Les ministres feront  entrer  la Convention dans des négociations précoces sur ce qui sera faisable à la Conférence Intergouvernementale de 2004, alors  qu'elle est appelée à réfléchir à l'avenir de l'Europe. En effet, un ministre est avant tout un politique. Dans la Convention, sa tâche n'est pas prioritairement  d'enrichir les réflexions intellectuelles, mais d'être efficace. Il n'est pas là pour livrer ses idées personnelles sur une Europe idéale, mais pour imposer que la construction européenne se fasse dans le respect des intérêts et des vues de son pays. Sa priorité consiste à  persuader que son pays a raison et que ceux qui ne s'alignent pas sur lui ont forcément tort.

Le chef de la diplomatie d'un État participera à la Convention  pour une seule raison : y commencer à paver pour les positions de son pays la voie vers un compromis victorieux à la CIG de 2004. 

Or, les auteurs de la Déclaration sur l'avenir de l'Europe n'avaient pas conçu un  rôle de ce genre pour la Convention. Par rapport à la diplomatie traditionnelle pour laquelle les résultats des Conférences intergouvernementales d'Amsterdam et de Nice avaient été de cuisants échecs, la Convention devait précisément innover, devenir ce « forum novateur » dont « jls » parle à raison. 

Un atelier d'idées nouvelles pour une nouvelle Europe, un  laboratoire de projets politiques où s'esquisseraient de façon transparente  les institutions de l'Union du 21e  siècle,  et surtout une forge d'où jaillirait l'étincelle novatrice qui enthousiasmerait à nouveau les citoyens pour l'Union européenne, voilà ce que la Convention devait être. Et non pas  une espèce d' anti-chambre de la vraie Conférence intergouvernementale, au pire une simple chambre d'enregistrement de compromis préalablement négociés  entre les Capitales pour l' « engrangement » desquels la Convention serait encore plus manipulée qu'elle ne l'est en ce moment  par sa Présidence fort biaisée, qui fait flèche de tout bois en faveur de solutions allant dans le sens de  l'« intergouvernemental ».

Or, si la Convention tombe sous la férule des ministres des Affaires étrangères, elle sera une CIG au rabais au lieu d'être avant tout un lieu de réflexion et d'échanges,  une machine à idées et à propositions d'avenir : certes, un « machin » comme aurait dit le Général qui avait horreur des palabres ne pouvant aboutir à des décisions. Mais un  « machin à visions » de la troisième génération dont Jean Monnet avait déjà esquissé la nécessité.

En résumant d'une  façon que  j'avoue être  trop réductrice, on peut  dire à titre purement indicatif que la Convention est partagée entre  les tenants de la « méthode communautaire », et les « intergouvernementaux ». Les premiers œuvrent  pour une Commission forte, pour une extension des domaines tombant dans le champ  des  votes majoritaires  ainsi que  pour  un partage mieux équilibré du travail législatif entre le Parlement européen  et le Conseil. Inutile de souligner qu'ils sont hostiles à la forte montée en puissance du Conseil européen dont le Président de la Convention se fait l'éloquent avocat. 

Il est vrai que M. Giscard d'Estaing est plutôt le sorcier de recettes du passé que le sourcier d'idées inédites pour une nouvelle Europe. 

Les « amis de la Commission » comme on disait dans le temps, c'est-à-dire la plupart des représentants du Parlement européen, des parlements nationaux, des pays de moindre envergure et de  bien  des pays candidats, sont  numériquement majoritaires.  Cependant,  trop divisés sur d'autres grands dossiers et nourrissant des ambitions européennes divergentes, ils sont politiquement faibles, face aux tenants de l' « intergouvernemental », minoritaires mais puissants adeptes d'un Conseil européen  fort, d'une Commission affaiblie et d'un PE réduit à la portion congrue. Quelques « grandes » capitales de ce camp ont d'ailleurs très ouvertement menacé de boycotter lors de la Conférence intergouvernementale les résultats auxquels la Convention parviendrait  si ceux-ci étaient  trop contraires à leurs  vues.

Et les « amis de la Commission », s'appuyant sur la  « légitimité démocratique »  de la Convention, ont, eux, d'ores et déjà mis en garde contre la tentation de ne pas intégrer l'essentiel des résultats de la Convention dans les conclusions de la Conférence Intergouvernementale. 

La « drôle de guerre » diplomatique a commencé à la Convention. Donc, en toute logique,  on fait monter  les ministres au front, comme on envoie  les pompiers au feu.

Quelle affiche : Joschka Fischer, champion de la proéminence politique du Parlement européen dominé par l'Allemagne,  contre Dominique  de Villepin, le « ministre de l'exception française » (Figaro Magazine) et champion de l' « intergouvernemental ». Du   beau sport en vue ! Sera-ce le « showdown » tant attendu depuis l'avant Nice, ou un simple « show » de  « shadow boxing » ­ le tout  au nom de l'amitié franco-allemande ? 

Probablement les deux à la fois. Mais  croit-on sérieusement que ces jeux de cirque diplomatiques « renforceront » la Convention ? En tout cas, ils ne serviront pas l'Europe et ne contribueront  pas à   «  rapprocher l'Union et ses institutions des citoyens des États membres » comme le prônait la Déclaration de Nice sur l'avenir de l'Europe ?

 

Roger Linster
© 2023 d’Lëtzebuerger Land