Jetons, collégialité et les limites de la pensée managériale. Les dessous de la réforme de Post

Les habits neufs du directeur général

d'Lëtzebuerger Land vom 31.07.2015

Pour l’une de ses premières décisions ministérielles, Etienne Schneider (LSAP) avait sorti le joker postmoderne : le jeunisme. Le 22 mars 2012, au lendemain de l’annonce que Claude Strasser, alors âgé de 39 ans, reprenait la direction de la poste, la presse titrait : « regard neuf » (Wort), « frisches Blut » (Journal), « frischer Wind » (Tageblatt). Un prélude au mot d’ordre de Gambia qui promettait d’effacer les dysfonctionnements d’un « État CSV » décrépi. La nomination de Claude Strasser marqua un court-circuitage de la linéarité institutionnelle inscrite dans les traditions postales. Ce ne fut pas un ancien de la maison (le plus souvent un ingénieur) ayant fidèlement gravi les échelons, mais un externe parachuté qui finit au sommet. Strasser avait côtoyé Schneider dans les amphis de l’ICHEC, une « business management school » à Bruxelles. En 1995, il retourne au pays et se fait embaucher par Norbert Becker comme expert fiscal chez Arthur Andersen. Il y passera trois années durant lesquelles l’essor du business de l’optimisation fiscale transformera les Big Five en chaînes de montage abstraites. Or Strasser se sent « le désir de rejoindre une entreprise où on voit ce qui sort par derrière. » Les six ans à venir, il les passera chez DuPont, avant de rejoindre son pote d’études – entretemps passé d’attaché parlementaire à premier conseiller au ministère de l’Économie – à la Société électrique de l’Our (SEO).

Lorsqu’il débarque rue Aldringen, Claude Strasser apparaît comme l’homme du ministre. Stupéfait par la complexité du gigantesque établissement public (qui emploie 4 230 salariés) et conscient que son statut d’externe soulève la question de sa légitimité, le nouveau directeur général entame une tournée à travers les filiales et cherche refuge chez Mindforest. Depuis, Strasser se fait personnellement conseiller par cette firme luxembourgeoise spécialisée dans le « change management » et avec laquelle il avait déjà collaboré alors qu’il était encore secrétaire général de la SEO. (Mindforest vient également de pondre l’audit sur la Police.) Au moment même où, sous les pressions de la libéralisation postale – aux bienfaits de laquelle même les ministres DP n’ont jamais cru –,la Poste se fragmente en une vingtaine de filiales, Strasser tente de créer une image de marque harmonieuse et homogène à grands frais publicitaires. Lors de ses rencontres avec les employés postaux, son style personnel et accessible contraste avec la distance affichée par ses prédécesseurs, plus rompus aux codes hiérarchiques. Parallèlement, il s’entoure d’un mini-cabinet. Déjà avant son arrivée, la garde rapprochée du directeur général était en partie recrutée en-dehors des filières internes : un ancien d’Allen & Overy dirige désormais les affaires juridiques, une ancienne de Deloitte les ressources humaines, une ex de DuPont le service communication corporate et une ancienne de Luxair Cargo le métier postal.

Pour élaborer le papier stratégique (baptisé en interne « Déi nei Post »), le directeur général a recours à Bain & Company. Approuvée à l’unanimité par le Conseil d’administration (présidé par le directeur du Statec Serge Allegrezza), la nouvelle stratégie porte l’empreinte des consultants externes. Elle prévoit une concentration du pouvoir entre les mains du directeur général et la fin de la collégialité. Bref, Strasser se mutera en classique CEO. En mars 2012, le Land avait noté que Strasser « devra tout de même s’appuyer sur un collège pour diriger la grande machine publique, avec le risque de ne pas imposer à ses troupes le rythme souhaité pour faire passer les réformes ». Vingt mois plus tard, Strasser déclarait au Wort : « La réorganisation de l’entreprise de la Poste sera difficile à réaliser en gardant le principe de la collégialité ».

Chaque jeudi matin, cinq membres du comité de direction se rencontrent pour une réunion qui dure jusqu’à la pause déjeuner. Par procédé socratique, le responsable d’un dossier stratégique se fait interroger par ses pairs et, souvent, ce sont les questions les plus simples qui font tomber les plans les plus complexes. Les décisions se prennent à la majorité simple. Un peu comme un conseil du gouvernement en miniature, chaque ministre/directeur ayant son domaine de compétence, le tout présidé par le Premier ministre/directeur général, primus inter pares. Introduit en 1992, lorsque la première vague de libéralisation européenne força l’État et la Poste à se déclarer en divorce et à décider de la séparation des biens, ce modèle de gouvernance est une copie conforme de celui de la Spuerkeess. Pour les anciens directeurs qui avaient grandi dans la fonction publique, le principe de la collégialité constituait un filet de sécurité qui leur permit de collectivement encaisser le choc de la libéralisation. Il minimisait également les risques de faire une très grande gaffe ; ou, du moins, elle en partageait les responsabilités.

Aux yeux de Claude Strasser par contre, qui débarque avec le cadre de références et les ambitions d’un manager, la collégialité constitue un frein. Face à la complexité et à la disparité des activités postales, le chemin de la collégialité serait devenu impraticable, dit-il en substance. Strasser a trouvé un raccourci. Le projet de loi 6794, déposé en mars 2014, veut consacrer la nouvelle « prédominance du directeur général ». Il s’agit d’« adapter la structure de gouvernance au contexte concurrentiel actuel » en assurant « un haut niveau de réactivité et une prise de décision véloce ». Le directeur général aura de nouvelles prérogatives : il pourra embaucher directement ses sous-directeurs, et ceci selon le droit privé. (Jusqu’ici, les cinq membres du comité de direction étaient nommés par le gouvernement, évoluaient sous le statut de fonctionnaire et leurs salaires suivaient le barème.) Ce qui est cocasse, c’est que même ceux qui veulent l’abolir avouent que, dans sa pratique quotidienne, la collégialité fonctionne sans frictions majeures.

Strasser préfère parler de « délégation du pouvoir ». « Dans la gestion de leur domaine, les directeur auront plus d’autonomie qu’avant », assure-t-il. Or, ils auront à lui rendre compte en huis-clos, dans une relation de subordonné. Son ministre de tutelle avance l’argument de la « responsabilisation » des directeurs. Puisque le comité de direction est collectivement responsable, le gouvernement ne peut que collectivement le révoquer. Ainsi, Etienne Schneider justifie la fin du principe de la collégialité par la possibilité de licencier individuellement les membres du comité de direction. Mais il n’est pas très clair en quoi ceci justifie une structure du pouvoir en forme pyramidale. Si la Chambre des fonctionnaires force un peu les traits en évoquant les « pleins pouvoirs » du directeur général, Strasser aura en effet les mains libres. Il pourra nommer ses deux directeurs adjoints et autant de directeurs qu’il jugera nécessaire et qui formeront un « comité exécutif ». Strasser « peut » (ou peut ne pas) leur soumettre à délibération les points qu’il voudra.

Pourquoi briser la règle de la collégialité pour la seule Poste ? Si c’était le bon chemin à suivre pourquoi ne pas l’appliquer à l’ensemble des établissements publics ? « C’est une question légitime, mais il se trouve que je suis uniquement responsable pour un établissement public », rétorque Etienne Schneider. Cette manière de gouverner par l’exception lui vaut le reproche de légiférer à la tête du client. L’avis du Conseil d’État, tombé le 17 juillet, est un démontage dans les règles du projet Allegrezza/Strasser/Schneider. Les Sages pointent leur « préférence marquée pour un exécutif collégial ». Et d’ajouter : « De surcroît, cette manière de procéder va à l’encontre du développement actuel qui préconise la mise en place de standards de gouvernance, applicables en général dans l’économie, et plus particulièrement dans le secteur financier, où la responsabilité collective des organes de direction est le modèle de référence. » Sous-entendu : Les modernisateurs ne sont pas si modernes que ça. Il est en effet frappant que les « anachroniques » Spuerkeess et Post, dotées d’un modèle de gouvernance collégial, s’en sont étonnamment bien tirées de la crise.

Un mois avant l’avis du Conseil d’État et une semaine après le référendum, la Chambre des fonctionnaires avait publié son avis à elle. Il s’agit d’un document furieux. Fidèles à eux mêmes, les représentants de l’« authentique Fonction publique » abordent entre autres la question du statut privé sous l’angle national : « La direction plénipotentiaire de l’Entreprise des postes et télécommunications (…) peut également revenir à un non-Luxembourgeois, ce qui aux yeux de la Chambre est contraire aux intérêts de la souveraineté nationale et partant inadmissible ». La Chambre des fonctionnaires rejette « en bloc » un projet de loi qu’elle considère comme «  taillé sur mesure pour le directeur général » et qui ne servirait qu’à préparer la « privatisation complète » de Post. « Le remaniement du pouvoir décisionnel (…) relève plutôt d’un intérêt purement personnel que de l’intérêt général ».

Or, la guerre syndicale n’aura probablement pas lieu. Il y a un an, dans le CA de Post, le président du CGFP-Postsyndikat, Jean-Marie Heyder, avait donné son aval au renforcement du pouvoir de Claude Strasser. Lorsque, quelques mois plus tard, il lit le projet de loi, Heyder y voit une « déclaration de guerre ». Il dit découvrir « deux bombes » : les directeurs passeront au statut privé et, surtout, les fonctionnaires (56 pour cent des effectifs) pourront être affectés à d’autres filiales. Heyder monte au créneau, lance la procédure de grève, et les premières piques dans la presse. En avril, dans une interview au Tageblatt, il intente un procès d’intention au ministre de l’Économie : « Si Etienne Schneider ne sera pas réélu, il cherchera un nouvel emploi. Peut-être espère-t-il trouver un job bien rémunéré chez Post ? » Le concerné n’est pas amusé : « Pour sortir ce Kabes, il faut vraiment ne pas me connaître. Mengt Dir wierklech ech wëllt do Massendénger ginn wou ech fréier Paschtouer war ? » Le 10 juin, Heyder rencontre Schneider. Il obtient quelques assurances, notamment sur l’affectation des fonctionnaires dans d’autres filiales, qui devront être volontaires. « Une victoire pour nous », pense Heyder, et gèle la procédure de grève. Il est donc improbable que les questions de gouvernance, qui peuvent paraître byzantines, mobilisent la base syndicale.

Pourtant, elles touchent au cœur de l’État. Même si l’exposé des motifs préfère pudiquement le passer sous silence, derrière le statut privé se cache une augmentation de salaire pour les cadres. Jusqu’ici, pour que les rémunérations des hauts fonctionnaires puissent rivaliser avec celles des CEO privés, les ministres s’arrangeaient pour leur ménager quelques sièges dans l’un ou l’autre CA de la cinquantaine de structures dans lesquelles l’État détient des participations. Histoire de compenser les heures supplémentaires, le fardeau de la responsabilité et le complexe d’infériorité vis-à-vis du privé. (Il y a un mois, les noms des fonctionnaires et CA ont été publiés, mais les montants des jetons encaissés restent secrets.)

Post joue au même jeu de cache-cache et de financements croisés. Pour arrondir les fins de mois de ses cadres, ceux-ci sont envoyés dans une des nombreuses filiales du groupe. Pour Claude Strasser, le modèle actuel (« salaire de base plus rémunérations des CA ») ne serait pas suffisamment « lié la performance ». « Lorsque j’ai fait la fusion qui allait aboutir à Enovos, les directeurs, sous-directeurs et chefs de service siégeaient dans une ribambelle de CA où Enovos détenait des participations – il y en avait plus de cinquante – et gardaient les jetons pour eux », se rappelle Etienne Schneider. « J’ai aboli tout cela. Dorénavant, les jetons sont payés à la firme et les structures des salaires ont été entièrement remodelées. Ce sera la même chose pour Post. Je veux un système transparent dans lequel les directeurs seront payés selon leur performance. » Or, radicalement augmenter les salaires des grands commis de l’État (et, partant, ceux des ministres qui ne peuvent pas gagner moins que leurs fonctionnaires) serait un suicide politique. (Schneider concède que « ce ne sera pas simple, je peux vous le dire d’ores et déjà »)

Dans son avis, la Chambre des fonctionnaires opte pour l’ancien modèle parallèle qui, via « le cumul de diverses indemnités, jetons et autres avantages en espèce ou en nature », offrirait « suffisamment de de flexibilité ». Or elle note également qu’un « revenu convenable » pour un cadre d’une entreprise publique ne doit pas nécessairement « rivaliser avec les rémunérations astronomiques et déraisonnables de certains managers du secteur privé ». Car, « travailler dans le secteur public est un choix : on ne peut pas avoir à la fois le beurre et l’argent du beurre. » « En bas, les gens gagnent plus que dans le secteur privé, en haut ils gagnent moins, dit Jean-Marie Heyder. C’est ça la philosophie de la fonction publique. »

Bernard Thomas
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