Les clients qui se retournent contre Edmond de Rothschild rappellent le tropisme russophile de la banque privée

Le banquier, la baronne et les oligarques

d'Lëtzebuerger Land du 06.11.2020

Or noir « Je n’ai pas détourné d’argent. Jamais de ma vie », proteste l’ancien banquier Carlo Thewes, 59 ans, ce mercredi au téléphone. Le Luxembourgeois rappelle depuis Moscou pour se défendre des accusations dont il est l’objet dans la presse internationale. Bloomberg, le Financial Times ou encore Le Temps (en Suisse) relaient la plainte déposée le 14 octobre aux États-Unis par l’ancien patron de Rosneft, Sergey Bogdanchikov, 63 ans. L’homme d’affaires qui s’est enrichi lors de la privatisation du deuxième producteur de pétrole russe se retourne contre son ancienne banque, Edmond de Rothschild Europe, filiale luxembourgeoise de l’institution genevoise dédiée aux personnes fortunées. Une sous-partie de la plainte tournée principalement contre des intermédiaires résidant aux États-Unis vise indirectement « Thewes, The Baroness and Mossack-Fonseca » comme non party co-conspirators.

Depuis deux semaines et la parution des articles, Carlo Thewes se terre. Il a fallu se rendre à son domicile de Junglinster et parler à son épouse pour reprendre contact. Devant le pavillon familial, cossu mais pas trop, stationne une Porsche Cayenne noire. Le modèle date. La voiture attend depuis deux ans des réparations sur son côté droit… stigmates d’une marginalisation sociale commencée en 2016. Cette année-là débute manifestement sous les meilleurs auspices. Carlo Thewes assiste au bal russe annuel en compagnie de sa femme. La banque Edmond de Rothschild sponsorise l’événement organisé au Cercle Cité. Outre les ministres socialistes de l’Économie Jeannot Krecké puis Etienne Schneider (Franz Fayot n’a pas encore eu l’occasion de se positionner par rapport à cette tradition), participent généralement à ce gala caritatif un brin kitsch quelques huiles du business local et la nomenklatura russe ayant des intérêts au Luxembourg, ou tout le moins ses dames. 

Après avoir travaillé pendant treize ans à la Société générale, Carlo Thewes a rejoint, en 1999, la banque privée Edmond de Rothschild à Luxembourg. Il a très vite fait de la Russie son pré carré. Les frères Rotenberg, Boris et Arkady, des copains de judo et hommes de confiance de Vladimir Poutine, ont placé leurs sous dans la prestigieuse banque du Limpertsberg auprès de Carlo Thewes. Les avoirs d’Arkady ont d’ailleurs incidemment fait l’objet d’un gel dans le cadre des sanctions consécutives à l’invasion de la Crimée par la Russie en 2014. L’homme d’affaires et judoka l’a contesté devant la Cour de justice de l’Union européenne, mais il n’a pas obtenu gain de cause. 

P.E.P. L’onboarding du trio fondateur de l’empire Rosneft après la crise économique russe de 1998 a donné du crédit à Carlo Thewes. Symboliquement dans l’établissement, mais pas seulement. Le précité Sergey Bogdanchikov, Nikolay Kaplun et Anatoly Loktionov deviennent, à partir de 2001, les principaux clients du banquier selon ses dires. Les trois hommes servent fidèlement Vladimir Poutine et sont à considérer dans le monde bancaire comme des PEP (politically exposed persons), des clients qu’il faut surveiller de près à différents niveaux de gouvernance. L’ingénieur Sergey Bogdanchikov a grimpé les échelons chez Rosneft jusqu’à la direction en 1998 alors que le pétrolier est au plus mal. Le Russe en acquiert des titres, redresse la barre puis revend ocassionnellement ses actions avec des plus values impressionnantes, ce jusqu’à son départ en 2010.

Selon le banquier luxembourgeois, rencontré à deux reprises en 2018 et 2019, les Russes (en général) ont pris l’habitude dans les années 90 de mettre leur « argent noir » en Europe « dans un trust discrétionnaire et irrévocable pour que leurs avoirs restent à l’abri ». Puis les mises au ban plus ou moins arbitraires telle que celle subie en 2003 par Mikhail Khodorkovski, ancien P.D.G. de Ioukos (un autre géant du pétrole russe), ont incité ceux qui s’étaient enrichi à la faveur des privatisations à protéger tout ou partie de leurs sous dans des États de droit dignes de cette qualification, dans des fondations ou, localement, des Holdings 29 (qui deviendront des SPF). Mais entre enjeux géopolitiques et règles nationales discordantes, se positionner sur le marché russe en tant que banque étrangère relève de l’équilibrisme. Il était interdit de « prévoir les voyages et de rédiger les comptes rendus », explique Carlo Thewes. Et il fallait redoubler d’astuce pour promouvoir la banque… comme cette fois en mars 2013 où l’ambassade luxembourgeoise, alors dirigée par l’ancien collègue de Thewes à la SocGen, Pierre Ferring, a accueilli un événement co-organisé avec Allen & Overy (qui a un bureau à Moscou) pour expliquer la nouvelle directive sur les fonds alternatifs et surtout l’intérêt du Grand-Duché dans ce contexe. Une dégustation de fromages et de vin du groupe Edmond de Rothschild permettait ensuite d’échanger des cartes de visite dans un cadre plus amical.

Dans la plainte déposée au tribunal de New York par Fortinvest, SPF (société de patrimoine familial) luxembourgeoise qui rassemble les actifs de Sergey Bogdanchikov, l’entrepreneur du pétrole estime avoir, entre 2001 et 2016, perdu 81 millions de dollars dans des investissements frauduleux, en sus des douze millions de commissions payés à la banque, sur 155 millions déposés. C’est plus de la moitié des fonds qui a été perdue. Pour se donner un ordre d’idée du manque à gagner, l’indice de référence MSCI World a progressé de 75 pour cent en valeur sur la même période. Selon « Dr Bogdanchikov », comme il se fait appeler dans la plainte, la banque « a conspiré avec des courtiers peu scrupuleux et des sociétés d’investissement pour installer un système de rétrocommissions ». Les administrateurs de la société Fortinvest, des cadres de l’établissement, auraient placé l’argent, sans l’accord du bénéficiaire économique, dans une chaîne de fonds pourris sur lesquels se rémunérait une poignée d’individus, non sans offrir des kick backs au banquier, selon l’accusation. Un email annexé à la plainte relate un échange attribué à Carlo Thewes avec l’une de ses contreparties américaines avant un voyage. « Hello, we travel with Marc and will have a driver. Pls credit my Q4 comm to my AB Card. I sent an email to M (identifié comme un autre patenaire dans la chaine, ndlr). He owes comm to you. You have to pay me. The retention of M to pay is your concern. »

Edmond de Rothschild agissait en tant que fiduciaire. Le responsable de l’activité, Reinald Loutsch, figurait d’ailleurs au board de Fortinvest, une société mise à disposition par l’établissement. Contacté par téléphone, Alexey Bogdanchikov raconte une réunion en les bureaux de la banque au Limpertsberg où son père Sergey (diminué à la suite d’une opération au cerveau et pas anglophone) consulte des relevés de transactions qu’il jugera a posteriori falsifiés à côté de l’administrateur de Fortinvest Reinald Loutsch. « Dr Bogdanchikov » reproche aujourd’hui aux banquiers en charge de Fortinvest d’avoir maintenu une double comptabilité et d’avoir présenté des faux relevés… ce qu’il ne découvrira, dit-il, qu’en 2016. 

40 kg d’or Dans sa plainte, l’homme d’affaires russe explique que Carlo Thewes a été placé par la banque comme conseiller financier, qu’il était très qualifié et qu’il bénéficiait à ce titre de la confiance de la baronne Ariane de Rothschild elle-même. Celle-ci présidait le conseil d’administration de l’établissement (pendant un temps à Luxembourg avant que le scandale 1MDB n’éclate). Elle aurait même invité le prestigieux client en son château de Genève. L’oligarque (dans le sens où Sergey Bogdanchikov dominait alors l’industrie pétrolière, mais lui et ses camarades sont en réalité très discrets) dénonce par ailleurs la cession de part de Fortinvest à des panaméennes montées et gérées par Mossack Fonseca, le sulfureux cabinet mis en lumière dans les Panama Papers et qui tenait un bureau en plein centre de la capitale. Les administrateurs de Fortinvest auraient ainsi agi, lit-on dans la plainte américaine, pour permettre des transactions sans l’aval du bénéficiaire économique. Un ancien de la banque relativise. « Des structures comme Fortinvest, Edmond de Rothschild devait en avoir deux ou trois cent à l’époque », nous dit-il sous couvert d’anonymat. « Et les gens de la banque nommés administrateurs, c’était tout juste s’ils le savaient », témoigne-t-il encore. En ce qui concerne Hansen Invest Limited, la panaméenne actionnaire de Fortinvest, il s’agissait d’une technique pour présenter un actionnaire à l’assemblée sans avoir à divulguer l’identité du bénéficiaire économique. 

En 2016, Sergey Bogdanchikov s’offusque de la défiance manifestée par l’établissement lors d’un retrait refusé et découvre, dit-il, le pot-aux-roses en reprenant la main sur la structure Fortinvest, à la faveur d’un transfert en octobre de la société auprès de la fiduciaire Sofinex, boulevard de la Pétrusse. Carlo Thewes est lui viré pour des raisons qu’il considère illégitimes. « Si vous faites ce métier pendant vingt ans, on trouve toujours quelque chose à la con », nous explique-t-il. Sergey Bogdanchikov lui signifie en tout cas sa désapprobation en débarquant au domicile du banquier. « Carlo Thewes lui avait dit se trouver à l’étranger, mais mon père ne l’a pas cru. Il a pris un taxi et l’a trouvé larmoyant sur son canapé blanc », raconte le fils Alexey qui ajoute qu’aucune menace n’a été proférée. Une bataille judiciaire commence en février 2017 consécutivement au refus de l’établissement de libérer les avoirs restants pour les transférer à la Bil. On parle de quarante millions d’euros de cash, de quarante kilos de lingots d’or et de titres dans des fonds dont la famille Bogdanchikov doute de la probité. Edmond de Rothschild refuse le transfert au prétexte que Sergey Bogdanchikov est un « ami proche du président de la Fédération de Russie » et que deux versements intervenus en 2001 et 2007 pour une valeur cumulée de plus de 70 millions de dollars requièrent des clarifications sur leur origine. Par un jugement du tribunal commercial de 2019, la justice reconnaît, par la non-nécessité d’enquêter, la probité des fonds et condamne Edmond de Rothschild à transférer les avoirs.

Sandwich luxo-luxembourgeois Entretemps et après avoir remis les comptes de Fortinvest à jour, Sergey Bogdanchikov a assigné (en avril 2017 au pénal et en octobre au civil) la banque, ses administrateurs de Fortinvest et Carlo Thewes. Il a fait de même en Suisse où une grande partie de son argent a transité dans des fonds de Monsieur B. (le nom est connu de la rédaction), que les Bogdanchikov soupçonnent de complicité dans le détournement. L’intéressé, un Luxembourgeois proche de Carlo Thewes, dirige un family office à Zug et une société d’investissement à Strassen. Les Bogdanchikov estiment que 42 millions de dollars ont disparu par ce canal qui passe notamment par une société basée aux Antilles britanniques, Finadvice, dont le seul administrateur est monsieur B. et l’actionnaire Carlo Thewes. 

Philip, le fils de l’ancien cadre de Rosneft Nikolay Kaplun s’est retourné contre la banque privée pour les mêmes raisons dès juin 2017. Il estime à « plusieurs millions d’euros » les pertes occasionnées par les investissements dans les produits financiers de Monsieur B. Philip Kaplun et Alexey Bogdanchikov se plaignent de la « lenteur » de la justice luxembourgeoise.  Les deux hommes ont d’ailleurs récemment échangé des informations sur leurs cas respectifs. La plainte américaine, espèrent-ils, pourrait accélérer les choses. La publicité faite à la place financière aussi. « Luxembourg seems (…) a splendid place to be a bank. It’s just a hellish place to be an aggrieved client of one », conclut l’Air Mail dans son article consacré à cette affaire. De son côté, la banque dégaine la communication d’usage :  « Le groupe Edmond de Rothschild ne fait pas de commentaire et confirme que le respect des exigences légales et règlementaires figure au premier rang de ses priorités et de celles de l’ensemble de ses collaborateurs ». Monsieur B. n’a pas encore donné suite.

Pierre Sorlut
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