Convention européenne

La «Convention», fin des dérives européennes ?

d'Lëtzebuerger Land du 16.05.2002

La déclaration arrêtée à Laeken, le 15 décembre 2001, par les chefs d’État et de gouvernement réunis en Conseil, au lieu de s’adresser aux problèmes pressants soulevés par l’élargissement imminent de l’Union, a développé longuement deux thèmes polémiques : elle accuse les institutions européennes d’avoir dépassé leurs compétences et exige en conséquence, au nom du principe dit de «subsidiarité», le retour de celles-ci aux États membres. En contraste avec cette réclamation passéiste, les populations européennes ont accueilli dans l’enthousiasme, le 1er janvier 2002, le remplacement de leurs monnaies nationales par une monnaie commune qui leur promet, pour la première fois dans l’histoire, la stabilité du coût de la vie et, partant, l’intégrité de leurs revenus et de leur épargne. Lors de l’ouverture des travaux de la nouvelle « Convention européenne », le 28 février 2002, le Président Aznar a redonné espoir à de nombreux Européens, déconcertés par la déclaration de Laeken, en soulignant qu’il importe que cette assemblée, dans sa marche vers l’avenir, se préoccupe aussi de consolider le succès historique remporté par l’expérience européenne comme barrière contre le retour des nationalismes et comme affirmation de la place de l’Europe dans le monde.
Pour que l’Union européenne puisse continuer à accomplir efficacement ses tâches dans le contexte de l’élargissement, il importe en toute priorité d’aménager la structure des institutions communes, de renforcer leurs pouvoirs et de simplifier le processus de décision en leur sein. Dans la même perspective, on devra examiner l’opportunité d’abandonner, comme il est exigé par la déclaration de Laeken, un certain nombre de compétences - mais lesquelles ? Je pense qu’il devrait s’agir de toutes celles qui sont étrangères à l’objet propre de l’Europe communautaire, d’autant plus que ce sont précisément celles-là qui sont à l’origine d’interminables contestations. Il s’agirait, prioritairement, d’avancer sur le chemin de la triple union - douanière, économique et monétaire - pour entraîner, d’autant mieux, le progrès sur d’autres domaines plus périphériques.
Concernant les compétences
Il faudrait donc rapatrier, en tout premier lieu, les « problèmes de société », qui vont du sexe à l’orientation sexuelle, énumérés depuis Amsterdam par l’article 13 du traité CE et repris, sans nécessité, par la Charte des droits fondamentaux élaborée par une précédente « Convention ». Il faudrait également restituer, aux États membres, l’entière responsabilité de leurs systèmes de protection sociale. Les principes du traité CE assurant l’égalité de traitement des citoyens de l’Union, la totalisation de leurs périodes d’affiliation et de cotisation effectives et le transfert des prestations suffisent amplement aux besoins de protection justifiés. Enfin, quant à la sécurité, le véritable intérêt de l’Europe est de veiller à sa sécurité intérieure. Par contre, il conviendrait de renoncer aux vains jeux stratégiques qui risquent de mettre l’Union en conflit avec l’OTAN, notre seule garantie sûre à l’échelle globale.
Concernant la Commission
Plutôt que de suivre le langage défaitiste du Président en exercice du Conseil, il faudrait exiger le renforcement de la Commission pour en faire un exécutif au plein sens du terme. Il conviendrait, pour être plus précis :
1.    de réaffirmer l’exclusivité de son droit d’initiative et lui confier la tâche d’assurer, de plein droit, l’exécution des mesures arrêtées par le législateur communautaire, sans permettre que son action soit gênée par toutes sortes de comités intergouvernementaux;
2.    de subordonner la nomination du Président de la Commission à un accord, sans préjugé, entre le Conseil et le Parlement européen;
3.    de laisser au Président ainsi investi le libre choix des autres membres de la Commission en fonction de leurs qualifications;
4.    de limiter l’effectif de la Commission à ce qui est indispensable à l’accomplissement de ses tâches;
5.    de rendre la Commission ainsi constituée solidairement responsable devant le Conseil et le Parlement.
Concernant le Parlement
La légitimité démocratique du Parlement reste contestable tant qu’il ne sera pas élu en vertu de règles identiques dans tous les États membres et tant que ces États conservent la possibilité de fausser l’élection par des pratiques telles que la constitution de circonscriptions au delà de toute chance de contact avec les électeurs, le vote sur des listes bloquées et l’utilisation des mandats européens comme positions de repli sûres pour des politiciens éliminés du jeu politique national. Pour des raisons d’efficacité, l’effectif de cette assemblée devrait être réduit au moins de moitié. Des mesures seraient à prendre contre l’absentéisme des députés européens et contre toutes formes d’abus en matière de finances et d’immunités.
Concernant les Conseils
Il faudrait rétablir le Conseil communautaire dans l’exercice normal de ses responsabilités, telles que prévues par le traité CE, et redimensionner en conséquence les attributions du «Conseil européen». Il faudrait supprimer les procédures de plus en plus compliquées de vote et de concertation, au profit d’une procédure unique et simple de codécision, associant Conseil et Parlement. Au sein du Conseil, il conviendrait de prévoir, comme hypothèse de base, le vote à la majorité qualifiée sans pondération des voix (hypothèse jamais essayée jusqu’ici), à la seule fin d’empêcher le blocage des décisions par des États isolés.
Concernant la Cour de justice
La sélection des juges devrait être soumise à la procédure qui a fait amplement ses preuves pour l’élection de la Cour internationale de justice, consistant à réserver le droit de proposition pour tous les postes, dans une compétition ouverte, à des «groupes nationaux» composés de membres représentatifs des hautes juridictions et des universités nationales. Quant à la mission de la Cour, il faudra éviter de la transformer en une Cour des droits de l’homme concurrente de la Cour de Strasbourg.
Concernant la Cour des comptes
La Cour des comptes devrait avoir pour mission :
1.    de contrôler intégralement la légalité des comptes des institutions, Parlement compris;
2.    de faire en outre toutes observations sur l’opportunité des dépenses;
3.    en cas de violation de la légalité des dépenses, de prononcer les sanctions appropriées, en ordonnant, notamment, la restitution de toutes sommes détournées de leur destination. Concernant la Banque centrale
Il faudra veiller au maintien de l’indépendance parfaite de la Banque centrale dans la gestion de la monnaie commune selon le seul critère de la stabilité monétaire, sans permettre la mise en jeu d'autres objectifs politiques.
Concernant les relation extérieures
En face des défis de la «mondialisation» l’Union européenne se disperse au lieu de réunir ses forces en un faisceau cohérent. Trois titulaires des relations extérieures s’affairent autour d’aspects séparés des relations extérieures. Au surplus, les États membres, jaloux de leurs prérogatives, ne peuvent pas résister à la tentation d'intervenir lourdement dans la concertation interne comme dans la représentation internationale de l’Union. La Cour de justice, par son désastreux avis 1/94, a favorisé ce mouvement au regard des négociations en cours dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce et le traité de Nice a compliqué ultérieurement la tâche par la modification insensée de ce qui est devenu désormais l'article 133 (ex 113) du traité CE. Le moment est venu de donner l’alerte en rappelant que la Communauté européenne a été créée précisément avec la visée de restituer à l’Europe sa puissance de négociation dans le contexte économique et politique international, où elle est en passe de se réduire elle-même à une quantité négligeable.   
Concernant l’admission de nouveaux États membres
Il y a lieu d’appliquer sans complaisances les critères d’admission définis par le Conseil européen de Copenhague, à savoir :
1.    l’existence confirmée d’un régime démocratique et le respect du principe de l’État de droit;
2.    la capacité d'assumer intégralement les obligations découlant des traités existants.
L’admission des nouveaux membres doit avoir lieu par des traités séparés, de telle manière que les États membres anciens et éventuellement leurs populations puissent se prononcer en toute liberté sur chaque adhésion individuelle.
Concernant la forme de la future «constitution» européenne
Dans une Union composée simultanément d’États et de peuples, la constitution ne peut pas prendre une forme autre que celle d’un traité international dûment ratifié et soumis à référendum. Ce traité doit être conclu pour une durée illimitée et en gardant intacte la clause (traité CE, art. 10) qui impose aux États membres le respect loyal de leurs obligations.

L’auteur est ancien Juge à la Cour de Justice des  Communautés européennes et professeur émérite à l’Université de Liège

Pierre Pescatore
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