Livres

Des géants et des hommes

d'Lëtzebuerger Land du 10.05.2019

Les géants vivent parmi nous. Ni dans le nord de la France, ni en Belgique, on ne l’ignore. En effet, lors des nombreuses fêtes, ducasses, carnavals et kermesses, les géants apparaissent et dansent dans la rue. On les voit aussi parfois lors des courses cyclistes alors que les gladiateurs à deux roues traversent villes et villages. De Paris à Roubaix, et lors des classiques flamandes et wallonnes. Pourtant ce n’est que depuis la parution de L’homme qui parlait aux géants, une fantaisie en sept tableaux de Timour Muhidine, illustrée avec les photographies de Patrick Dupuich, que l’on peut découvrir ce que pensent et ressentent ces créatures de bois, de papier mâché et de polystyrène, comme Guillaume, le fier géant de Gayancourt:

« Un oiseau s’élance de la porte. Le hangar sent le blé et l’orge et aussi la terre mouillée. L’oiseau picore mon nez de son petit bec dur. Il croit que c’est du bois mais ce n’est que du polystyrène recouvert de couleur. Je n’ai rien contre ces petits passereaux qui me tiennent compagnie : pendant l’hiver, j’ai eu un nid tout sec logé au cœur de mon ventre car les propriétaires étaient partis sans songer à déménager leur boule de paille et de brindilles. Cela finissait par gratter, personne n’avait eu l’idée de me l’enlever. »

Guillaume ne se fait guère d’illusions sur la nature humaine, sur ceux qu’il appelle les « tér rien ». Ils sont bruyants (« ifon in rafu »), incompréhensibles et ne sont guère intelligents. En tous cas, ils le sont moins que les géants. « Plus d’intelligence ?, s’écrie Guillaume, vous avez vu Lulu, Edmond, leurs épouses ? Soyons sérieux. » C’est justement Edmond long minton, l’un des trois porteurs, qui parle au géant. À ses côtés, deux autres porteurs, leurs femmes Marguerite, Yvonne et Bernadette, ainsi que plusieurs sommités locales tout comme les géants Baptiste, Hélène, Totor et Cachou peuplent les sept tableaux de Muhidine, des textes à la fois touchants et amusants.

La tradition des géants a beau être séculaire, certains thèmes abordés dans le livre sont on ne peut plus contemporains. Ainsi Edmond long minton nous révèle-t-il que Guillaume, un croisé, se fait une certaine idée de l’Europe : « Il y a peu de temps, il m’a dit qu’il ne voulait pas des Turcs. Enfin, qu’il ne pouvait se résoudre à voir les Turcs dans l’Europe. » Il y a une indéniable ironie dans cette phrase. Il faut dire que Muhidine enseigne la littérature turque à l’Inalco à Paris. Tout au long de sa vie professionnelle, il s’est engagé pour mieux faire connaître la littérature de Turquie dans l’espace francophone. En tant qu’enseignant et chercheur, bien sûr, mais aussi comme traducteur et directeur de la collection « Lettres turques » des éditions Actes Sud.

Certes, Muhidine est un homme du Nord ; il a passé son enfance à Arras. Mais tout de même, la question se pose : Pourquoi un livre sur les géants du Nord ? L’auteur raconte que « l’idée du livre a germé au cours de promenades dans le Nord Pas de Calais autour de 2005-2006 et en découvrant dans un hangar d’une ferme près de Cambrai l’espèce de ‘boîte de conserve’ qu’est le valeureux chevalier Guillaume de Jauche... » Plaisanterie mise à part, il continue en expliquant que « la présence des siècles plus tard de figures moyenâgeuses sous la forme de géants, proches de la population qui les héberge ici et là, nous a fascinés. Le folklore a cette grandeur-là, maintenir des archaïsmes vivants et nous les faire apprécier. Donc avec Patrick Dupuich, on s’est mis à arpenter la campagne, faire les ‘sorties’ de géants et tâcher de comprendre. Ensuite, ne désirant pas rédiger un catalogue des géants, j’ai préféré imaginer une fiction (entre théâtre et prose). Il a fallu ensuite sélectionner parmi les centaines de photos de Philippe qui a dû participer à une centaine d’évènements, de la côte jusqu’aux Ardennes... Trouver une logique, un ‘récit’. »

Il est vrai qur Dupuich et Muhidine n’en sont pas à leur coup d’essai. Timour Muhidine est un écrivain, penseur et passeur qui empêche de penser en rond. Il y a quelques années il partit dans l’Artois sur les traces de Georges Bernanos, lui aussi, sans doute, quelqu’un qui n’aurait pas voulu des Turcs en Europe. Pourtant ce voyage sur les terres qui marquèrent l’enfance et les œuvres du romancier catholique, il l’accomplit au côté d’une des plus fines plumes de la littérature turque contemporaine, Tahsin Yücel. Yücel, que les lecteurs francophones connaissent à travers ses œuvres traduites telles que Les cinq derniers jours du prophète, Vatandas et Moustache, avait écrit une thèse de doctorat intitulée L’imaginaire de Bernanos, parue aux éditions de l’Université d’Istanbul en 1969. Pourtant même s’ils partagent un même amour de la langue française Yücel, le laïc de gauche et Bernanos, le catho de droite forment un drôle de couple. Muhidine en est conscient : « En 2009, nous avons passé plusieurs jours avec Tahsin Yücel à Fressin, Aire sur la Lys, Berck, Le Touquet etc... pour reconstituer des ambiances et des itinéraires. Un livre en est sorti en septembre 2010, Sous le soleil de Bernanos (Ed. Empreinte/Temps présent), avec des photos de Patrick Dupuich et une audacieuse tentative de relier Elbistan et Fressin, deux mondes assez éloignés. »

Mais revenons-en aux géants. Muhidine et Dupuich nous rappellent que ces traditions toujours réinventées sont, comme les œuvres de Bernanos et de Yücel, un acte de défiance face au « repli sur soi et à l’uniformisation des modes de vie, de consommation et des loisirs. » C’est aussi pour cela qu’ils font parler les géants.

Philippe Dupuich et Timour Muhidine : L’homme qui parlait aux géants, Éditions Du Nord Cru, Tourcoing ; ISBN 979-10-6991837-5

Laurent Mignon
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