L’uberisation de l’économie rouvre le débat sur le respect des droits sociaux. Des indicateurs alarmants ont été publiés

L’Europe prise en défaut

Xavier Bettel, Viktor Orban et Emmanuel Macron au sommet européen de mai 2022
Photo: SIP
d'Lëtzebuerger Land du 15.07.2022

La parution dans la presse européenne le 10 juillet d’une série d’articles sur les Uber Files basés sur 124 000 documents reçus par le quotidien britannique The Guardian a provoqué un certain émoi en révélant l’ampleur du lobbying mené par la plateforme VTC (voiture de transport avec chauffeur) entre 2013 et 2017 pour s’implanter dans un trentaine de pays non sans contourner les réglementations sociales en vigueur. En France l’affaire prend une tournure politique en impliquant le président de la République Emmanuel Macron, qui, alors ministre de l’Économie, a joué un rôle aussi actif que discret pour faciliter la tâche de la société américaine. Dans un pays qui se présente volontiers comme un « champion des droits sociaux », mais aussi ailleurs en Europe où sont offertes des garanties importantes aux salariés, l’arrivée d’Uber, si elle a eu un impact favorable en termes de créations d’emplois et de services rendus aux clients, s’est aussi traduite par une précarisation accrue du monde du travail, donnant un sens très péjoratif au terme « ubérisation ».

Coïncidence : quelques jours auparavant, la Confédération syndicale internationale publiait son « Indice CSI des droits dans le monde 2022 », un document de 62 pages qui fait apparaître des résultats peu glorieux pour plusieurs pays du Vieux Continent que l’on aurait cru immunisés contre les atteintes aux droits sociaux. La CSI a identifié neuf catégories d’atteintes et, après évaluation de 148 pays (le Luxembourg n’a pas été retenu) sur chaque critère, les a classés sur une échelle allant de 1 (violations sporadiques des droits) à 5 (aucune garantie n’est offerte aux travailleurs). La moyenne mondiale s’établit (hélas) à 3,55.

L’Europe obtient une moyenne de 2,49 sur 5, qui est sans surprise la plus basse de toutes les régions du monde, à bonne distance des Amériques (3,52) et du Moyen-Orient-Afrique du Nord (4,53). À noter qu’avec 3,76 l’Afrique est mieux placée que l’Asie-Pacifique (4,22). Mais la note européenne, qui ne tient pas compte de la Russie et de l’Ukraine en raison du conflit en cours, n’est tout de même guère brillante sachant qu’elle se situe à un niveau intermédiaire entre « violations réitérées » et « violations régulières » ! Elle était inférieure à 2 en 2014 et n’a guère bougé depuis 2016.

Selon le rapport, « les droits de négociation collective ont été gravement bafoués dans la plupart des pays ». Dans environ un quart d’entre eux, « les travailleurs ont subi des attaques violentes », notamment en termes de restrictions aux libertés d’expression et de réunion liées aux mesures strictes instaurées pour maîtriser la pandémie de Covid-19. Toutefois, la situation diffère fortement d’un pays à l’autre. Revue de détail.

Dans le classement établi par la CSI, on compte neuf pays dans la catégorie la plus basse, ceux qui obtiennent la note de 1 sur 5. Ce sont tous des pays européens, avec une forte prédominance de l’Europe du nord : Allemagne, Autriche, Danemark, Finlande, Irlande, Islande, Italie, Norvège et Suède. Ce sont en quelque sorte les « bons élèves », mais ils n’auront pas le prix d’excellence car leur note implique que des « violations sporadiques » des droits ont été constatées. Les meilleurs ont leurs faiblesses.

Dans la catégorie deux, celle des « violations réitérées », on compte au total 27 pays. L’Europe pèse pour environ la moitié avec treize pays. C’est là que se situent la France, dont on attendait mieux, l’Espagne, les Pays-Bas, le Portugal et la Suisse. Ils sont accompagnés de huit pays d’Europe de l’est (les trois pays baltes, la Croatie, la Moldavie, le Monténégro, la République tchèque et la Slovaquie). Parmi les pays non-européens, on trouve notamment dans ce groupe le Japon, l’Uruguay, Israël et la Nouvelle-Zélande mais aussi quelques pays africains comme la Namibie, le Togo ou le Ghana. Selon le CSI, une note comprise entre 2 et 3 reste acceptable, mais il en va autrement à partir de 3.

La troisième catégorie est en effet celle des « violations régulières ». Elle comprend 29 pays dont sept pays d’Europe : la Belgique et le Royaume-Uni sont en compagnie de cinq pays de l’est européen (Albanie, Bulgarie, Bosnie, Macédoine du nord et Pologne). Le rapport de la CSI donne un exemple très récent, celui de la compagnie maritime britannique P&O Ferries, qui en mars 2022 a licencié 800 marins statutaires pour les remplacer par une main-d’oeuvre intérimaire moins coûteuse, rémunérée en dessous du salaire minimum. Parmi les autres membres du groupe 3 on note la présence du Niger, du Gabon, du Maroc, du Mexique et de la Bolivie, un voisinage qui ne doit guère réjouir à Bruxelles et à Londres.

Les pays européens ne sont malheureusement pas absents de la catégorie 4, celle des pays où sont commises des « violations systématiques » : ils sont au nombre de quatre (Grèce, Hongrie, Roumanie et Serbie) sur un total de 39, avec les États-Unis et l’Australie mais aussi le Liban, la République démocratique du Congo, l’Arabie saoudite et le Venezuela. La position de l’Europe de l’est dans cette catégorie et la précédente est liée au fait que dans ces pays, selon le rapport, « les mouvements syndicaux indépendants ont été largement éliminés ».

La catégorie 5, ou aucune garantie n’est offerte aux travailleurs, comprend, sur un effectif de 34 plusieurs pays très peuplés comme la Chine, l’Inde, l’Indonésie, le Pakistan, le Brésil, l’Iran et l’Égypte. Un seul pays européen, la Turquie, y figure. À noter que la CSI a même créé une catégorie cotée 5+, celles des 10 pays où « les droits ne peuvent être garantis du fait de l’effondrement de l’État de droit » (Afghanistan, Burundi, République centrafricaine, Libye, Myanmar, Palestine, Somalie, Soudan du sud, Syrie, Yémen).

En Europe l’atteinte la plus fréquente concerne le droit de grève, remis en cause dans 72 pour cent des pays, comme la Belgique. En deux ans, 17 membres de la fédération syndicale FGTB ont été condamnés à des peines de prison avec sursis et à de lourdes amendes pour avoir, à l’occasion de grèves, provoqué une « entrave volontaire à la circulation ». Un syndicaliste de la Centrale générale des services publics est poursuivi pour des dégradations commises à la chaussée par un brasero installé lors d’un piquet de grève devant la prison de Lantin près de Liège.

Viennent ensuite les obstacles à la négociation collective avec plus de la moitié des pays (54 pour cent) concernés. Les Pays-Bas sont épinglés pour les problèmes d’accès des syndicats aux sites de travail (notamment dans le secteur agro-alimentaire). Dans ce pays les employeurs chercheraient constamment à affaiblir la position des syndicats dans les négociations collectives en signant une convention seulement avec les syndicats-maison ou les comités d’entreprise. En Espagne en novembre 2021, la compagnie EasyJet a licencié le représentant du syndicat CC.OO pour empêcher cette organisation de se développer au sein de l’entreprise. En Irlande, la direction de l’entreprise bio-pharmaceutique AbbVie a systématiquement refusé de négocier avec les représentants du syndicat Services Industrial Professional and Technical Union (SIPTU).

Dans la même veine, 41 pour cent des pays européens ont empêché des salariés de constituer un syndicat ou d’y adhérer et 38 pour cent ont empêché l’enregistrement de syndicats. Dans près d’un tiers des pays l’accès de travailleurs à la justice a été limité ou interdit. Les restrictions aux libertés d’expression et de réunion ont été heureusement plus limitées (quinze pour cent). On a néanmoins dû déplorer des arrestations et des mises en détention de salariés dans treize pays et des agressions violentes dans dix pays, dont la France lors de la manifestation de la CGT le 1er mai 2021. En Italie, pays plutôt vertueux, un salarié qui manifestait le 18 juin 2021 devant un entrepôt de Lidl a été fauché accidentellement par un camion. Il est décédé et deux autres personnes ont été gravement blessées.

La lecture du document de la CSI est assez déprimante car elle révèle que même dans les pays développés où les droits sociaux ont été conquis et garantis de longue date, des remises en cause sont toujours possibles. La position de certains pays d’Europe de l’ouest est pour le moins décevante, mais certainement moins que celle des États-Unis ou de l’Australie. Que dire alors des fameux BRIC qui se rengorgeaient de leur succès il y a encore peu de temps. On sait ce qu’il est advenu de la Russie. Quant aux trois autres (Brésil, Inde et Chine), le rapport de la CSI montre sans ambiguïté qu’ils ont assis leur développement sur un mépris total des droits sociaux les plus élémentaires.

Les neuf atteintes aux droits sociaux

Entre parenthèses le pourcentage de pays du monde où l’atteinte a été constatée (par ordre décroissant) :

– Limitations ou interdictions du droit de grève (87)

– Obstacles aux négociations collectives (79)

– Obstacles à l’adhésion à un syndicat (77)

– Empêchement de la création d’un syndicat (74)

– Restrictions d’accès à la justice (66)

– Arrestations et emprisonnements arbitraires de travailleurs (47)

– Atteintes aux libertés d’expression et de réunion (41)

– Violences physiques contre les travailleurs (34)

– Assassinats de dirigeants syndicaux (9)

Liste noire

Le rapport donne une liste nominative de 76 entreprises qui « ont violé les droits des travailleurs, sont associées à une violation des droits des travailleurs ou n’ont pas fait usage de leur influence pour s’attaquer à ces violations ». Il y a assez peu d’exemples concernant un pays d’Europe (seize cas en comptant la Turquie), et les violations y ont le plus souvent été commises par une entreprise étrangère européenne, comme EasyJet épinglée pour son activité en Espagne, la suisse Hapimag et la néerlandaise Upfield au Portugal, ou des sociétés turques en Albanie et en Croatie. C’est plus rarement une société anglo-saxonne (Amazon en Pologne). Mais on rencontre aussi des cas d’entreprises européennes dénoncées pour leurs pratiques hors d’Europe comme Nestlé et Santander au Brésil, H&M en Nouvelle-Zélande et Luxottica (optique) aux États-Unis !

Georges Canto
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