Lundi le Conseil de presse s’est dit « consterné que la justice interdise à des journalistes de dire la vérité » sur l’une des affaires de détournement de fonds « les plus retentissantes ces 25 dernières années ». L’instance gardienne de l’éthique journalistique se réfère à l’arrêt rendu le 19 décembre par la Cour d’appel en matière civile opposant CLT-Ufa, qui exploite RTL localement, à Jos Nickts, ancien patron du fonds de la Fédération syndicaliste des facteurs (FSFL). Entre 1985 et 2002, ce dernier avait détourné quatorze millions d’euros d’épargne à un demi-millier de ses camarades. Ce qui lui avait valu une condamnation à six ans de prison en 2007. En 2016, en marge de la préparation de son émission DNA revenant sur les plus grandes affaires criminelles luxembourgeoises, la rédaction de RTL avait pris contact avec Jos Nickts. L’intéressé a voulu empêcher l’émission, en vain. Puis il a assigné CLT-Ufa pour faire valoir son droit à l’oubli. Il a gagné en première instance. CLT-Ufa a été ordonnée de « ne pas mentionner le nom et le prénom et de ne pas publier l’image de Jos Nickts (...) en rapport avec ses activités liées à l’ancien FSFL », faute de quoi elle devra payer 7 000 euros par infraction constatée. La sentence a été contestée. CLT-Ufa a fait valoir qu’une telle « censure » constituait « un précédent défavorable » et aurait un effet dissuasif sur les médias. Ces derniers pourraient s’abstenir d’informer librement à l’avenir sur les affaires pénales, « ce qui porterait atteinte au droit du public d’être informé sur de telles affaires relevant d’un intérêt général ».
De ces arguments, les juges en appel n’en ont eu cure et ont confirmé le jugement dans une mise en balance du droit au respect de la vie privée, protégé par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’Homme (CEDH), et du droit à la liberté d’expression protégé par son article 10, deux principes de la même valeur. Les juges ont visé la protection de « l’intérêt le plus légitime ». Mais l’instance a raté la cible, estime le conseil de presse, soulignant notamment que la décision « touche à des publications futures », ce qui constituerait « une mesure préventive, en un autre mot une censure ». Dans son courrier signé par sa présidente Lynn Warken, le Conseil de presse regrette que la justice « minimise » ici une nouvelle fois « le droit fondamental à la liberté d’expression en relation avec tout autre droit ». Le Luxembourg a été condamné cinq fois en 25 ans à Strasbourg pour avoir violé l’article 10 de la CEDH. Dans l’affaire Nickts, la Cour d’appel estime qu’un individu qui a honoré sa peine peut faire valoir son droit à l’oubli à partir d’un certain temps en étant flouté à l’image et anonymisé dans le propos. Mais à partir de quand un média doit-il masquer ce qui est su ? La recette n’est pas donnée. Cette incertitude donnera l’occasion à n’importe qui une fois cité de challenger les maisons d’éditions devant les tribunaux. Cela n’échappe à personne, notamment en cette période de discussions des montants de l’aide à la presse, la marge financière des rédactions, notamment les plus petites, est étroite.
Dans l’affaire ML et WW contre Allemagne tranchée en 2018 et citée par l’avocat de CLT-Ufa, Rosario Grasso, la Cour de Strasbourg a souligné « le risque que les médias, faute de moyens suffisants en personnel et en temps pour examiner pareilles demandes, soient amenés à ne plus inclure dans leurs reportages d’éléments identifiants susceptibles de devenir ultérieurement illicites ». Pour les juges de Strasbourg, le public a un intérêt « non seulement à être informé sur un événement d’actualité, mais aussi à pouvoir faire des recherches sur des événements passés ». L’article 10 de la CEDH « laisse aux journalistes le soin de décider quels détails doivent être publiés pour assurer la crédibilité d’une publication », rappellent les gardiens des droits de l’Homme. D’un côté, il y a un flux d’expression sauvage libéré sur les réseaux sociaux. De l’autre, une presse soumise à des règles et des responsabilités. Elle est notamment garante d’une information crédible guidant le libre-arbitre de tout citoyen. Doit-elle disparaître dans une frénésie individualiste pour l’oubli ou demeurer dans l’intérêt de la communauté ? Dans un contexte d’effondrement de la consommation de presse, ces revendications pour l’oubli s’ajoutent à la multiplication des procès baillons. Une autre épée de Damoclès sur les comptes des rédactions et sur l’exercice du métier que ni la loi ni le parquet (qui juge de l’opportunité des poursuites au pénal) ne protègent. Pour l’instant en tout cas. Et certains juges, comme dans l’affaire Enfant Roi contre Reporter, succombent au Zeitgeist et à l’antienne d’Elon Musk contre les « legacy media ». La Cour de Strasbourg devra recadrer le débat, à commencer par l’affaire Nickts (lequel s’est offert ici une belle campagne de publicité).