L’opérateur luxembourgeois de satellites, SES, génère de plus en plus de revenus
de ses activités militaires, avec les États-Unis comme client systémique

« End-to-end solutions »

Visite officielle en Chine en 2017, Philippe Glaesener (SES) se tient à droite
Foto: SIP
d'Lëtzebuerger Land vom 22.03.2024

De l’entertainment au complexe militaro-industriel Voilà quelques jours, l’opérateur de satellites SES a publié son rapport annuel. Ce dernier éclaire sur ce basculement dans l’histoire du géant de l’espace basé à Betzdorf : une majorité des revenus est dorénavant générée par le segment « connectivité » (ou networks), et non plus par la vidéo (la télévision par satellite), vache à lait historique du groupe créé au Luxembourg en 1985. Sur les deux milliards d’euros de chiffre d’affaires, plus d’un provient des services de connectivité par l’espace fournis par la flotte de plus de 70 satellites répartis sur deux orbites, en GEO (géostationnaire) à 36 000 kilomètres de la Terre et en moyenne orbite, à 8 000 kilomètres. Les comptes révèlent que la moitié de ce revenu « Networks », soit 500 millions d’euros sur un an, a une source gouvernementale. Avec l’Oncle Sam comme partenaire privilégié. « The business is comprised of 75% of multiple US defence and civilian agencies », est-il précisé.

À quoi sert SES sur le « théâtre des opérations » (pour reprendre l’expression consacrée) ? « ISR, secure connectivity for land-based operations, communications on the move for mobile missions on land, at sea, and in the air », énumère le rapport annuel du groupe. « ISR », investissement socialement responsable ? Pas exactement. Intelligence, Surveillance & Reconnaissance (or Recovery). L’acronyme ISTAR est aussi utilisé, car il intègre le concept de Target Acquisition. Il s’agit là des ressources mises en œuvre pour collecter des informations sur le terrain, mais aussi parfois pour détruire des cibles. SES achemine les données. L’on peut ainsi piloter un drone à distance grâce à la connectivité par satellite. En 2015, le Wort avait relevé sur le site Internet de l’entreprise, sa participation à des programmes militaires impliquant des drones. Dans « Dans Geschäft mit den Militärdrohnen», le quotidien soulignait que leurs missions allaient de la reconnaissance jusqu’à « l’attaque et l’assassinat ». Le député Déi Lénk, Serge Urbany, s’en était ému auprès des ministres de tutelle, Xavier Bettel (DP) et Etienne Schneider (LSAP). « SES, tout comme les autres fournisseurs de capacités de communications à travers le monde, n’est pas toujours informé de l’utilisation précise qui est faite de ces capacités », avaient répondu les ministres des Communications et de la Défense, un peu gênés. L’État luxembourgeois détient indirectement (via la BCEE et la SNCI) 16,67 pour cent du capital de SES et, surtout, un tiers des droits de vote*.

Welfare warfare Sur son catalogue Defense & Security, SES explique assurer un lien sécurisé et fiable entre les terminaux mobiles et les quartiers généraux. D’un bateau, d’un avion, d’un drone ou d’un tank vers la base. Ou via des antennes semi-portatives, installées au camp ou sur des véhicules de secours. La technologie SES permet des « vital communications with first emergency responders or security forces in areas completely devastated by natural or man-made disasters ». Ces « end-to-end solutions » contribuent aussi « positivement au bien-être des troupes » en leur permettant un contact « avec ceux qui sont restés à la maison, où qu’ils soient, à travers des app’ comme Skype, FaceTime ou autres ». Dans sa publication annuelle, l’entreprise précise : « We also enable governments, NGOs, and humanitarian organisations to mount coordinated crisis responses for humanitarian assistance and disaster recovery. » Dans les communications officielles, l’on répète l’intérêt du « dual use », ou « double usage », pour justifier cette technologie utile à des fins civiles et/ou militaires. Il en va d’ailleurs de même pour la flotte d’A400M achetée par le Grand-Duché avec ses partenaires du Benelux, laquelle sert alternativement au transport de troupes et à l’aide humanitaire.

« L’espace a commencé à rentrer dans les armées, il y a à peu près une dizaine d’années », explique Philippe Glaesener. en charge des grands programmes gouvernementaux (hors États-Unis) chez SES. Avant, seules une dizaine d’États en avaient les moyens. Des acteurs comme SES, qui a lourdement investi, permettent aux moins grands, alliés, d’accéder à cette protection venue du ciel, détaille le Luxembourgeois dans un entretien au Land ce mercredi. « Et comme nous sommes un acteur important, il est normal que certains gouvernements ou agences de sécurité nous consultent », estime-t-il. Le regain d’intérêt était-il lié à l’annexion de la Crimée par la Russie et à la menace de retour de la guerre en Europe ? Le ministre de la Défense, Etienne Schneider, a déposé en novembre 2014 le projet de loi visant la création de LuxGovSat, un partenariat public-privé avec SES pour mettre à disposition des armées, y compris étrangères, des capacités de communication par satellite, mais également diversifier l’économie nationale autour du militaire. Le projet (arrivé trop tôt ?) a multiplié les exercices financiers négatifs durant ses premières années d’opérations, mais il devrait basculer dans le vert en 2023 grâce à « une forte croissance », selon des informations collectées auprès de SES.

Technopolitics Depuis février 2022 et l’attaque russe sur l’Ukraine, les dépenses militaires abondent. « Governments are expected to spend more », est-il écrit dans le rapport annuel, que ce soit en matière civile ou militaire. Cette semaine, le Premier ministre ukrainien s’est déplacé au Luxembourg. Il y a rencontré la (fraîchement nommée) présidente de la BEI. Nadia Calvino a rassuré sur la disposition de la banque de l’Union européenne de financer les efforts de défense sur le Vieux continent. D’ailleurs, la banque basée au Kirchberg a avancé 300 millions d’euros à SES en 2022, le plus gros crédit jamais accordé à une entreprise luxembourgeoise. L’entreprise de Betzdorf a investi dans la flotte de satellites O3b mPower. Dans son catalogue Enhancing UAS Satcom Capabilities (pour unmanned aerial systems), SES vante les intérêts de ces satellites en train d’être mis sur orbite pour piloter des drones, grâce à leur « virtual-fibre connectivity, the ability to increase or decrease throughput on demand, as well as a unique higher return link capability ». Sans oublier la résistance à l’interception et au brouillage.

Sur le marché militaire, avoir le Luxembourg au capital confère un certain avantage. D’abord, SES n’est pas contrôlée par un fonds de private equity comme le sont Intelsat ou d’autres compétiteurs. L’opérateur luxembourgeois est a priori protégé de la fièvre capitalistique. « The government may oppose the acquisition within three months from such information if it determines that such acquisition would be against the general public interest », précise le rapport annuel du groupe qui emploie autour de 2 300 plein-temps.

Dans son essai Technopolitique paru le mois dernier, la politologue Asma Mhalla avance que les géants technologiques (privés) modifient l’équilibre des pouvoirs entre les grandes puissances (étatiques). En toile de fond de l’analyse géopolitique demeure la rivalité stratégique entre les États-Unis et la Chine, ainsi que la lutte contre le réchauffement climatique. S’ajoute ici l’émergence de potentats technologiques tel Elon Musk (X, Tesla, Space X, Starlink, Neuralink) qui sont associés à des conquêtes techniques (le retour des États-Unis dans la conquête spatiale) et qui se mêlent à la politique internationale. Asma Mhalla se réfère à l’immixtion du trublion américain de la tech dans la guerre en Ukraine. Elon Musk a mobilisé certains de ses satellites de Starlink au-dessus de la zone occupée pour assurer la connectivité « vitale pour la logistique militaire et pour contourner le sabotage des réseaux par l’armée russe ». En revanche, selon son biographe Walter Isaacson, Elon Musk a refusé d’activer le réseau Starlink alors qu’il aurait permis une attaque de drones ukrainiens sur un port stratégique tenu par les Russes, son réseau satellitaire n’étant « pas conçu pour faire la guerre ». Le cas Musk, entre autres, « nous incite à interroger le rôle de l’État, comme construction politique et juridique, face à des hydres d’un genre nouveau, à la fois entreprises privées, acteurs géopolitiques et parfois espaces publics ». SES travaille avec SpaceX pour des lancements de satellites.

Le Luxembourg fonde sa politique de défense spatiale sur SES. « Le retour économique et sociétal des investissements au niveau de la défense est un objectif fixé au niveau de l’accord de coalition », nous rappelle la ministre Yuriko Backes cette semaine. En 2014, le gouvernement a investi cinquante millions d’euros pour lancer LuxGovSat. Sur la durée de vie du programme, l’État peut acquérir jusqu’à cent millions d’euros de capacités satellitaires. La loi du 9 juin 2023 sur les Medium Earth Global Services (MGS) autorise l’acquisition et l’exploitation par la direction de la Défense de capacités de communication satellitaire de la constellation O3b mPower. Le budget total du projet s’élève à 195 millions d’euros sur dix ans. L’administration américaine cofinance. En 2015, le Parlement avait déjà voté un engagement sur l’achat pour l’Otan et son programme de drones de surveillance pour un maximum de 12 millions d’euros par (sur une décennie), auprès de LuxGovSat.

Affinités avec l’Oncle Sam Le soutien prononcé du gouvernement luxembourgeois à l’opérateur (à commencer par la concession originelle de ses fréquences d’émission par satellite) confère une dimension souveraine à SES, délégation de la souveraineté d’un petit État en quête d’équidistance dans le concert européen des grandes nations (entre la France, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne), sous la bienveillance des États-Unis. Ce dernier a soutenu sa naissance et est aujourd’hui son meilleur client. Si l’armée américaine a ses propres satellites, elle diversifie les risques en faisant appel à des technologies développées par des tiers. À ses débuts dans les années 1980, SES était soupçonnée par la France de François Mitterrand (et d’Eutelsat) d’être le cheval de Troie des Américains dans les télécommunications européennes.

Les activités du groupe aux États-Unis, sont pilotées par David Yields. L’intéressé est arrivé chez SES via l’acquisition en août 2022 pour 450 millions de dollars de DRS Global Services, un intégrateur de solutions (des terminaux mobiles et de nombreux clients liés au gouvernement américain). David Yields est aujourd’hui à la tête de la société proxy, SES Global Services, enregistrée aux États-Unis pour servir le Department of Defense. Lui et ses collaborateurs ont l’habilitation sécurité idoine. L’acquisition de parts de marché pour SES s’est historiquement opérée via des fusions. Pour une extension de son emprise géographique avec Americom (2001) puis New Skies (2006), pour ne citer que deux absorptions majeures. Pour une percée technologique avec O3b Networks, une flotte de satellites en orbite moyenne (2016). Dans un secteur très concurrentiel, une fusion avec un concurrent permet de rationaliser les investissements, très lourds par nature, et d’accéder à des nouvelles technologies. La fusion entre SES et Intelsat a échoué en juin de l’année dernière.

Selon Philippe Glaesener, ni la stratégie de SES, ni la conduite des affaires du groupe ne se calquent sur la politique de la Défense luxembourgeoise dans l’espace qui, elle, est réalisée en association avec « des pays qui partagent les mêmes valeurs démocratiques ». Selon le responsable des affaires gouvernementales de SES, l’opérateur de satellites s’en tient au respect du droit international et de la législation européenne. « Nous ne devons pas signer de contrats avec des pays qui sont sur liste noire, comme la Syrie ou la Corée du Nord et nous savons à qui nous avons à faire », explique le représentant de SES, se référant ici aux intégrateurs de services « qui ont pignon sur rue » et qui agissent au nom d’une administration. « Nous ne connaissons pas précisément les missions pour lesquelles les pays utilisent les capacités » qu’ils se procurent auprès de SES, ajoute-t-il. Japon, Corée du Sud, Australie et tous les pays de l’OCDE constituent la zone de prospection. La Russie ? Niet. « De toute façon, elle n’achèterait pas », sourit Philippe Glaesener. La Chine ? Pas question non plus. « La Chine est un acteur de l’espace très très développé. Ils n’ont pas besoin de nous », précise celui qui s’y est rendu en 2017 aux côtés des ministres Bettel et Bausch. Il était alors question, dit-il, de demander les autorisations pour fournir le service de connectivité aux compagnies qui survoleraient l’Empire du Milieu.

Cette confiance gouvernementale et des organisations internationales offre un crédit certain à SES, relate Philippe Glaesener. Et l’opérateur pourrait bien transformer l’essai en participant au projet Iris2 de constellation de connectivité souveraine lancé par la Commission européenne. « SES fait partie du consortium qui a fait une offre. Des tractations sont en cours », commente brièvement le responsable du dossier ce mercredi. « Nous sommes également en pourparlers avec d’autres pays pour devenir leur acteur de la défense privilégiés », avance encore Philippe Glaesener. Lesquels ? Dans ce secteur plus que dans un autre la confidentialité oblige.

* Le Luxembourg est représenté au Conseil d’administration par des hauts-fonctionnaires et assimilés qui ont vu leurs jetons de présence augmenter en 2023. La vice-présidente de SES, responsable au ministère d’État, Anne-Catherine Ries, émarge maintenant à 100 000 euros par an, Françoise Thoma (BCEE) à 90 000, Carlo Fassbinder (ministère des Finances) et Jacques Thill (minétat) à 70 000.
Pierre Sorlut
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