Trompe l’œil et le bon

d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2025

Exilée à Rotterdam, ville qu’elle a choisi comme son « centre de création », Anni Mertens voyage énormément pour montrer son travail artistique. Ces trois dernières années, marquées par la clôture de ses études avec brio au sortir de la Luca School of Arts de Gand en Belgique, elle a cumulé près d’une trentaine d’expositions, couvrant l’entièreté du Bénélux, son territoire d’attache. Et, avant d’attaquer le projet d’une sculpture géante pour Art Rotterdam en mars, ou une autre du genre pour Art Zuiderzee, en juin, elle s’arrête un moment au Grand-Duché pour poser son installation Yellow Under Pressure dans le cube des Rotondes.

À tout juste trente ans, l’artiste développe une vision de la céramique franchement très exaltante. Dans une grande maitrise des matières, elle explore avec une ingéniosité ardente les possibilités qu’offrent la céramique, le bois, l’acier, combinée avec des lignes humoristiques et burlesques. Sous ses mains, la matière se transforme en sculptures oscillant entre une absurdité déconcertante et une poésie brutale. Chaque œuvre montre le monde et ses possibles, chaque pièce flotte dans une myriade de questions sur sa nature, son poids, sa texture. Jamais on ne sait ce « qu’est » ce qu’on regarde. Son travail défie certaines lois de la physique mais aussi du sens commun.

Depuis un échange académique à Melbourne en 2017, Anni Mertens se joue des matériaux, formes et espaces pour développer son langage artistique. En quelques années, elle est devenue reine dans le genre et travaille avec une telle décomplexion qu’on la jalouserait presque de tant de tranquillité d’esprit. C’est sûrement cette matière qu’elle distord et déforme qui lui sert d’exutoire. Ses objets sculpturaux sont tels, ni durs, ni mous, ni vrais, ni faux, ils émergent de son imagination, pour danser ensuite dans les « white cubes » muséaux et nous tromper les yeux.

Dans la boite noire aux Rotondes, Mertens ne permet aucune exception et plus encore, alors que d’habitude nous pouvons voyager autour des œuvres, l’effet vitrine empêche toute certitude et bouscule plus encore nos perceptions. Dans ce tunnel entre deux espaces, du vestibule de la Buvette à son bar, se mêlent plusieurs sculptures disposées avec minutie et éclairée d’un jaune « jeu vidéo » qui floute vraiment toute réalité tangible. De palpable, quoi qu’il en soit, il n’en est rien car nous sommes condamnés à du lèche vitrine et c’est le génial comme l’inconvénient du « Cube » que de proposer à voir des sortes de dioramas tout parfait, emballé sous vide, sans que rien ne puisse les atteindre.

Mise sous cloche, l’installation d’Anni Mertens étire plus encore son jeu de tromperie. Les traits de ses œuvres sont indéfinis et si le premier bout de colonne romaine ne fait aucun doute quant à sa nature, au-dessus et derrière, habitent plusieurs pièces dont on ne peut rien supposer. En laissant trainer ainsi notre regard dans cette boite, à un moment, cela devient frustrant de ne pas savoir, de ne pas pouvoir toucher. Nous devenons comme des gosses à qui on répète « on touche avec les yeux ». Cet espace dit « hors galerie », conçu pour des expositions temporaires et accueillant un public de passage, provoque une autre définition des œuvres qui y sont logées. Le sas de la Rotonde 2 abrite ainsi ce décor factice, mini théâtre de poche, à l’abri lui-même dans le grand théâtre bistrotier qui se joue autour.

Car tous ne s’aventurent pas à poser un œil dans la boite. Bière à la main, parfois, certains n’y prêtent pas attention, c’est le lot d’une vitrine telles celles des grands magasins. Chacun éprouve une autre sensibilité, sans qu’on ne soit forcé d’y adhérer. Là se trouve la force induite du Cube de ne pas forcer le regard mais d’immiscer l’œuvre dans le décor, comme un tableau accroché au mur qu’on ne voit que en se levant pour aller commander un nouveau verre… Comme le mobilier sur lequel on est assis, signé d’un designer en vogue… Yellow Under Pressure porte bien son nom, tant il est enfermé, comme une décoration de plus dans cette buvette. Et c’est tout à fait juste dans un sens. L’art ne doit pas s’imposer au public, il doit vivre avec lui, l’accompagner dans son quotidien et c’est d’ailleurs absolument vrai quand on regarde autour de nous, l’art est partout, faites le tour, vous verrez.

Et ainsi, en quelques mots échangés devant « sa » boite, on entend le léger trouble qu’éprouve Anni Mertens face à la réception de son installation, justement. Elle qui est attachée à voir ses œuvres dialoguer avec les espaces qu’elles habitent. Ici, ses sculptures, qui d’habitude prennent vie, sont dans l’état inverse, mortes, brulées par cette tessiture jaunâtre qui rappelle une terre aride : « un désert emprisonné », comme elle le précise. Pourtant, on adore. Le fait est que cet état de « pause » dans lequel met les œuvres « encubées » des Rotondes offre un apaisement salvateur dans l’énergie de cette buvette. Devant les vitres du Cube, on se permet une vraie pause et, comme on observe un poisson tourner en rond dans son bocal dans un recommencement continuel, on se perd dans cette installation qui fait s’arrêter le temps.

Godefroy Gordet
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