Plusieurs États se sont engagés sur la voie de réparations au titre du colonialisme,
tout en affirmant que celui-ci n’aurait pas été illégal à l’époque. Un argument contestable

Vous avez dit légal ?

d'Lëtzebuerger Land du 22.07.2022

Longtemps cantonné à une poignée de militants, de journalistes et d’historiens, le débat sur le passé colonial du Luxembourg a désormais atteint le grand public (d’Land, 24.06.2022). En revanche, la réponse des pouvoirs publics nationaux se limite pour l’instant au financement d’une thèse de doctorat. S’il est vrai que l’État luxembourgeois n’a jamais exercé sa souveraineté sur des possessions ultramarines, son implication, tout comme celle de ses ressortissants et entreprises, dans les politiques de différentes puissances coloniales fut réelle. Ce passé appellera tôt ou tard des mesures de la part des pouvoirs législatif et exécutif, voire, notamment en cas de carence de ces derniers, du pouvoir judiciaire.

Pour les pouvoirs publics luxembourgeois, un regard vers la Belgique semble particulièrement indiqué. Longtemps rétive à tout réexamen critique de son passé colonial, celle-ci s’illustre aujourd’hui par des mesures ambitieuses. Le Parlement belge a ainsi créé en 2020 une commission spéciale chargée « de faire la clarté » sur le passé colonial du pays et de formuler des recommandations en vue de « la réconciliation entre les Belges » et d’« optimaliser [sic] les relations entre les Belges et les Congolais, Rwandais et Burundais »1. Devant rendre son rapport définitif fin 2022, la commission a déjà auditionné plus de cent intervenants, dont l’auteur de ces lignes2. Le 30 juin 2022, la Chambre des Représentants a par ailleurs adopté une loi ouvrant la voie à des restitutions systématiques de biens culturels pillés à l’époque coloniale3.

Avec le paiement d’indemnités et la « satisfaction » (qui regroupe des mesures symboliques : excuses, monuments…), la restitution est une des principales formes de réparations en droit international. Dans l’exposé des motifs de son projet de loi, le gouvernement belge avait précisé que les restitutions prévues ne découlaient pas d’une obligation internationale. Cela implique que les pillages coloniaux auraient été licites, car seuls des actes internationalement illicites peuvent entraîner une obligation de réparer de la part des États. Cela implique aussi que les réparations annoncées auraient été librement consenties sur la base de considérations d’ordre moral et politique. Or, la portée de telles réparations n’est évidemment pas la même que celle de réparations résultant d’une obligation juridique. D’aucuns pourraient même y voir une forme de charité fleurant bon le paternalisme d’antan.

L’affirmation selon laquelle le colonialisme et les crimes coloniaux n’auraient pas été illégales à l’époque n’est pas une spécificité belge. Il s’agit d’un lieu commun répété par l’ensemble des anciens colonisateurs, qui prétendent s’appuyer sur le principe du droit « intertemporel ». Selon ce dernier, « tout fait, tout acte et toute situation doivent être appréciées à la lumière des règles de droit qui en sont contemporaines »4. Or, ce principe subit aujourd’hui une double inflexion. D’une part, le développement de l’histoire du droit international a fait considérablement évoluer notre vision du droit de l’époque. D’autre part, la simple application mécanique du droit intertemporel semble de plus en plus incompatible avec le caractère universel de la communauté internationale actuelle.

Pour commencer par des observations historiographiques, il faut noter l’essor considérable qu’a connu l’histoire du droit international depuis le début des années 2000. Jusque-là assez confidentielle, elle s’est progressivement affirmée comme une discipline à part entière, suscitant un nombre croissant de publications. La méthodologie employée a également évolué. Il y a vingt ans encore, la plupart des historiens du droit international s’appuyaient essentiellement sur des écrits doctrinaux. Aujourd’hui, l’accent est mis sur les normes juridiques effectivement produites et mises en œuvre par les acteurs de l’époque, ce qui implique la consultation de sources primaires. En résulte une vision beaucoup plus précise du droit applicable, permettant de réévaluer la légalité des actes commis par les colonisateurs au regard des obligations auxquelles ils avaient effectivement souscrit.

Cette observation vaut, tout d’abord, pour les règles élaborées entre États occidentaux. Certes, il est juste d’observer qu’il n’y avait pas, jusqu’au milieu du XXe siècle, de droit international des droits de l’Homme, ni de Convention sur le génocide, ni de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Mais peut-on par exemple en déduire que le génocide des Héréros et Namas était licite à l’époque ? Assurément non. Les puissances coloniales n’étaient pas entièrement libres de faire comme bon leur semblait avec les populations dominées. Elles avaient pris des engagements juridiquement contraignants à cet effet, notamment à travers l’Acte général de la Conférence de Berlin de 1885 fixant les modalités du « partage de l’Afrique ». À cet égard, il arrive que des historiens notent les « contradictions » entre l’humanitarisme affiché des puissances coloniales et la réalité sur le terrain, marquée par la recherche du rendement à tout prix et l’impunité assurée aux auteurs d’atrocités. En termes juridiques, ces « contradictions » constituaient en réalité autant de violations d’obligations internationales préexistantes. Or, au moins deux types de pratiques doivent être considérées comme ayant été illicites au regard de l’Acte de Berlin.

La première de ces pratiques fut le meurtre de masse des populations locales. En effet, l’article 6 de l’Acte de Berlin obligeait ses signataires à « veiller à la conservation des populations indigènes ». Cette disposition résultait en partie de la volonté des puissances coloniales de se démarquer, en tant que « nations civilisées », des acteurs politiques africains, présentés comme « barbares » car accusés de se livrer à des « guerres d’extermination ». Dans le même esprit, l’Institut de droit international vota en 1888 une résolution interdisant « toute guerre d’extermination des tribus indigènes, toutes rigueurs inutiles, toutes tortures, même à titre de représailles »5. Certes, la règle fut allègrement violée par toutes les puissances coloniales. Elle ne demeura pas moins valable, avec parfois des conséquences majeures : en 1903, l’Empire britannique l’opposa à l’État indépendant du Congo6, conduisant à la reprise de ce dernier par la Belgique en 1908 ; en 1919 à Versailles, les Alliés la brandirent face à Allemagne pour priver celle-ci de l’ensemble de ses colonies7.

Une deuxième pratique illicite au regard du droit international applicable entre puissances coloniales fut le travail forcé, du moins dans certaines de ses manifestations. L’article 6 de l’Acte de Berlin obligeait en effet ses signataires « à concourir à la suppression de l’esclavage et surtout de la traite des noirs ». La nécessité de mettre fin à ces pratiques « barbares » avait été un argument central pour justifier l’expansionnisme colonial, tout comme le fait de pratiquer l’esclavage était qualifié comme incompatible avec la qualité de « nation civilisée ». Or, le travail forcé pratiqué par les puissances coloniales pouvait-il vraiment être distingué de l’esclavage ? Les juristes de l’époque tentèrent tant bien que mal d’échafauder différents critères de distinction entre ces deux pratiques8, affirmant par exemple que le travail forcé ne portait qu’une atteinte limitée à la liberté individuelle. Mais quid si ces critères étaient violés ? Un État « civilisé » pouvait-il alors être accusé de pratiquer l’esclavage ? Ici également, il y eut des précédents en ce sens. En 1904, l’Empire britannique accusa ainsi l’État indépendant du Congo d’esclavagisme9. En 1916, les Alliés qualifièrent la déportation de 150 000 ouvriers belges et français par l’occupant allemand comme contraire aux règles antiesclavagistes que le Reich avait accepté d’appliquer en Afrique10 ; en 1919, à Versailles, le caractère « arbitraire » du travail forcé colonial pratiqué par l’Allemagne fut un motif supplémentaire pour ôter à celle-ci son empire ultramarin.

Les accords entre puissances coloniales ne doivent cependant pas constituer notre seul horizon. En effet, contrairement à une affirmation courante, les États (occidentaux) n’étaient pas les seuls sujets du droit international au moment du « partage de l’Afrique ». Fondée sur des considérations purement doctrinales, cette affirmation n’a en réalité aucun fondement dans la pratique. Deux études récentes soulignent en effet que les puissances coloniales reconnaissaient tout à fait aux entités politiques extra-européennes la qualité de sujets du droit international et se considéraient comme internationalement liées par les accords conclus avec elles11. Dans la plupart des cas, la mainmise des puissances européennes sur l’intérieur du continent africain ne put en réalité se faire qu’au prix d’une violation de ces accords conclus avec les gouvernants légitimes des territoires concernés. Or cela était contraire au principe pacta sunt servanda, qui depuis des siècles avait régi les relations entre Européens et Africains. La soumission de l’Afrique à la domination coloniale se fit donc en réalité dans des conditions plus que douteuses au regard du droit international de l’époque.

Par conséquent, des pans entiers des politiques coloniales européennes peuvent être considérées comme ayant toujours été illicites. Mais qu’en est-il de pratiques dont l’illicéité historique semble moins établie, comme le pillage des œuvres d’art locales ? Ici, de plus en plus de voix plaident pour un dépassement de la règle du droit intertemporel, elle-même formulée pour la première fois à l’époque coloniale. Cette demande d’une « décolonisation du droit international » – donc d’une mise à l’écart de règles historiques créées par des Européens au seul profit d’Européens et au détriment du reste du monde – n’est en rien récente. Déjà en 1975, l’Algérie suggérait de rendre inopposable toute norme historique contraire à une règle impérative du droit international d’aujourd’hui, comme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes12. Des aménagements plus limités du principe intertemporel semblent également envisageables. Certaines règles protectrices, comme l’interdiction des pillages d’œuvres d’art, étaient présentées à l’époque comme bénéficiant aux seuls peuples « civilisés ». Les appliquer rétroactivement aux peuples colonisés permettrait d’acter une fois pour toutes que ce « privilège blanc » ne doit plus produire d’effets aujourd’hui. Dans un esprit similaire, on a pu proposer l’application rétroactive de principes internationaux actuels lorsque ces principes étaient déjà défendus par une partie de l’opinion publique de l’époque13. Une telle « décolonisation du droit international » serait hautement souhaitable dans le contexte mondialisé d’aujourd’hui. Bien évidemment, la décision de s’engager ou non sur cette voie relève des États, idéalement par la voie de leurs représentants démocratiquement élus.

Michel Erpelding est docteur en droit public et chercheur à la faculté de droit, d’économie et de finance de l’Université du Luxembourg

1 Résolution du 17 juillet 2020, DOC 55 1462/001.

2 Audition du 4 juillet 2022. Le présent article est en partie basé sur cette intervention.

3 Projet de loi reconnaissant le caractère aliénable des biens liés au passé colonial de l’État belge et déterminant un cadre juridique pour leur restitution et leur retour, adopté le
30 juin 2022, DOC 55 2646/004.

4 « Le problème intertemporel en droit international public », résolution adoptée par l’Institut de droit international le 11 août 1975.

5 « Projet de déclaration internationale relative aux occupations de territoires », résolution adoptée par l’Institut de droit international le
7 septembre 1888.

6 British and Foreign State Papers, vol. 96,
pp. 536-537.

7 Réponse des Alliés à la délégation allemande, 16 juin 1919, in La Paix de Versailles, Paris : Éditions Internationales, 1930, pp. 266-267.

8 M. Erpelding, Le droit international antiesclavagiste des « nations civilisées » (1815-1945), Bayonne : Institut Universitaire Varenne (distr. LGDJ), 2017, XIII-927 p.

9 Parliamentary Debates, vol. 184, p. 1878.

10 Protestation des Alliés, 6 décembre 1916, Revue générale de droit international public,
vol. 24, documents, pp. 52-53.

11 M. Hébié, Souveraineté territoriale par traité, Paris : PUF, 2015 ; M. van der Linden, The Acquisition of Africa (1870-1914), Leiden :
Brill, 2016.

12 CIJ, Sahara occidental, Exposé oral de M. Bedjaoui, représentant du Gouvernement algérien, CIJ Mémoires, Sahara occidental, vol. 4,
pp. 490-494.

13 A. von Arnauld, « How to Illegalize Past Injustice: Reinterpreting the Rules of Intertemporality », European Journal of International Law, vol. 32, pp. 408-417.

Michel Erpelding
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