musique classique

La ruée vers l’orgue

d'Lëtzebuerger Land vom 26.05.2023

Si le violon peut prétendre au titre de roi, et le piano à celui d’empereur, l’orgue s’impose comme le pape des instruments. Célèbre et pourtant méconnu, il traîne une image pour le moins ambivalente, entre religiosité et film d’épouvante. Un objet « gothique », dans toutes les acceptions du terme. Ceci dit, on a retrouvé la trace de modèles du IIIe siècle avant notre ère, et le premier connu en Occident fut celui offert à Pépin le Bref en 757.

L’orgue est un monde en soi, très impressionnant avec ses tuyaux de dimensions et formes variables (au nombre de 6 768 pour ce qui est du Schuke de la Philharmonie), ses claviers (de un à quatre), son pédalier, ses commandes de registres. Aucun instrument n’est plus complexe, et nul ne génère davantage de mystère fascinant. Le son qu’il produit, tantôt tonitruant, tantôt arachnéen, et sa variété exceptionnelle de timbres aux noms souvent exotiques participent de cette fascination.

Le 15 mai, c’est l’organiste, compositeur, improvisateur et showman américain Cameron Carpenter qui était au buffet du grand orgue de la Philharmonie, monstre de plusieurs tonnes, suspendu à un flanc de la salle du grand auditorium, et « flottant » pour ainsi dire à plusieurs mètres de hauteur. Au menu, des œuvres tout ce qu’il y a de plus traditionnel, et qui détonne agréablement avec le type de « lasagne » actuellement en vogue dans les cénacles prospectifs, juxtaposant contemporain et ancien.

De Carpenter, on affirme volontiers qu’il ne fait rien comme les autres. Et l’on pourra tout écrire sur sa prestation. Son premier exploit aura été de dédier l’intégralité de son récital au plus grand des compositeurs pour orgue de tous les temps, à « l’homme qui tutoyait Dieu » (auquel l’organiste a d’ailleurs consacré, en 2016, un album au titre révélateur All you need is Bach) , et ce, s’il vous plaît, au plus haut niveau. C’est par une grande et ébouriffante Fantaisie et Fugue BWV 542, l’occasion rêvée de faire admirer, d’entrée de jeu, la puissance et la splendeur du plein-jeu du Schuke, que le plus excentrique des organistes (il ne rechigne pas à se produire, par exemple, dans des tenues moulantes, avec des paillettes et dans des chaussures garnies de strass !) ouvre la soirée. Et c’est par les monumentales Variations Goldberg BWV 988 qu’il le clôture.

Attention toute de généreuse tendresse portée à chaque pièce ; palette étonnamment riche de timbres (notamment dans les BWV 870 et 880, tirés du livre III du Clavier bien tempéré) ; noblesse de l’expression dans la Fantasia super « Komm, Heiliger Geist » BWV 651 ; élévation spirituelle dans le plus bouleversant des chorals de l’Orgelbüchlein qu’est le « O Mensch, bewein’ dein’ Sünde groß BWV 622 », évoquant, à la faveur d’un grand chant baroque, l’agonie du Christ sur la Croix et la douleur du chrétien, dont les péchés sont la cause de ce sacrifice ; intégrité au-dessus de tout soupçon dans le Prélude et Fugue BWV 552 ; enfin, technique et musicalité transcendantes dans la partition mythique des Goldberg, « somme » écrite à l’origine pour rendre l’insomnie supportable à quelqu’un qui en souffrit toute sa vie durant. Œuvre énigmatique, souvent travestie en musique de métronome à perruque, mais dont l’abstraction mathématique, sous les doigts du prestidigitateur d’outre-Atlantique, a ceci de paradoxal qu’elle favorise l’émotion la plus authentique au lieu de la brider, et dont les métamorphoses « à la Carpenter » autorisent justement toutes les exubérances. Le tout étant magnifié par l’acoustique fantastique du grand auditorium philharmonique, laquelle décuple la présence et l’impact émotionnel de ces pages sublimes et de haute spéculation à la fois théologique et théorique, où se concentre, sous une forme prodigieusement élaborée, tout le savoir-faire du plus grand génie de l’histoire de la musique.

Quelle fulgurance dans les tempos ! Quelle lumière dans les volutes mélodiques qui scintillent comme des vitraux ! Quelle farouche énergie dans les entrelacs contrapuntiques ! Ça chante sans détour, ça respire, ça vous chavire. Bref, quelle jubilation ! Et quand bien même le jeu n’est pas toujours irréprochable et contient ses propres limites, même si Carpenter n’ambitionne guère de conférer un air d’éternité au monument fondateur que sont les Goldberg, il y a chez l’Américain une manière de prendre possession de l’instrument, de donner vie au moindre élément musical, qui demeure très attachante, très passionnante. Comme encore couronnant cet exemplaire et salutaire hommage à Bach, Cameron Carpenter fit suivre deux morceaux de bravoure de derrière les fagots, parachevant de la sorte par un point d’orgue à la fois grandiose et original une soirée dont le fil rouge était un grand bonheur musical.

José Voss
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