Dancing with my camera, dit l’exposition, le visiteur, non moins, est pris dans un maelstrom d’images

Riche déploiement photographique

d'Lëtzebuerger Land du 26.05.2023

Choisissons deux images qui peut-être aident le mieux à entrer dans le travail de la photographe indienne Dayanita Singh, et invitent de suite à ne pas (non plus) considérer ses photographies isolément, accrochées au mur ou non, mais à privilégier sa réflexion, son expérimentation autour d’une forme autre, idéale, pour les présenter. La première des deux, hors de toute chronologie, montre Singh assise au milieu de coussins et de planches-contacts, car même après s’être mise au numérique, elle a toujours recours à ce moment de dissémination, d’examen et de choix. À rapprocher de l’image où l’on voit André Malraux dans une position analogue, dans le même exercice, ce fut pour son Musée imaginaire. Et le rapprochement n’est pas fortuit, il conduit directement à notre deuxième image de Dayanita Singh, telle qu’on l’a connue au Kirchberg, avec sa large veste aux poches nombreuses, où il sera facile de mettre ses livres-objets, ses petits « musées », et au dos de la veste ne lit-on pas : My life is a museum.

Au commencement, d’ailleurs, il y eut, en 1986, un premier livre, à la suite de sa rencontre avec le percussionniste Zakir Hussain qui l’avait invitée à le suivre en répétition, elle a continué six hivers durant dans les tournées à travers l’Inde. C’est peut-être par là aussi que le visiteur ferait bien de commencer, bien que le facsimilé de la maquette, témoin de la rigueur de la pratique artistique de l’un et de l’autre, ne fût publié qu’en 2019. Peu importe, galerie est ou galerie ouest du Mudam, c’est le même maelstrom d’images, la même danse que suggère le titre de l’exposition, riche déploiement, foisonnement très ordonné. Tant de richesse, prise dans les attitudes les plus fermes.

Richesse des images dans leur expression plastique, dans les moments où elles saisissent la vie quotidienne indienne, où chaque pièce est comme un instantané, d’une autrice qui vient du photojournalisme avec lequel elle a rompu, est comme une ligne, un alinéa d’un roman visuel. Dans d’autres moments, c’est l’agencement, c’est l’ordre des formes qui donne à l’œuvre sa force et non moins sa séduction.

Richesse tout au long d’un voyage car la photographie de Dayanita Singh tient de la documentation. Son premier projet avait donc été avec Zakir Hussain, dans l’exposition la part est belle faite à la musique, à la danse (et si celle-là est associée par l’artiste à son propre travail, c’est qu’à ses yeux les deux ont le rapport étroit à la vie) ; cette dernière, dans la blancheur, la candeur des jeunes filles dans un ashram de Bénarès qui leur est réservé, dans l’épanouissement, l’exubérance, enfin l’adieu prolongé de Mona Ahmed dont Singh avait fait la connaissance lors d’un reportage sur les eunuques en Inde. Image la plus imposante, monumentale, et rien de plus émouvant que ce film still, de gisante placide, au regard doux et calme.

Richesse non moins là où la caméra ne fouille que des espaces vides, fixe tels éléments d’architecture, de Chandigarh par exemple, avec l’empreinte de Le Corbusier. Du solide en l’occurrence, du fluide là où le soleil fait vibrer les pierres d’un sol, le vent gonfler les rideaux d’une fenêtre ouverte.

Richesse, au-delà de toutes les figurations, peut-être la plus radicale, autant qu’insaisissable. Ce que les photographies de Dayanita Singh nous disent ou suggèrent du temps, celui que les hommes vivent plus ou moins intensément, celui qu’ils sentent passer inéluctablement. Qu’ils le regrettent ou non, à quelque vitesse qu’il s’en aille, les photographies s’apparentent à de la méditation, y invitent. On est là, interpellés devant Time Measures, des photographies en gros plan de lés (bandes de tissu rouge) renfermant des liasses de documents, dont la couleur s’est estompée, varie donc au long de la série. Devant Painted Photos, comme prises dans un paysage de brume, ou sorties d’un vécu lointain.

Telles photographies, dans File Museum, montrent d’autres lés, d’autres liasses qui s’entassent simplement. Elles sont, pour Dayanita Singh, une matière première, de quoi commencer son véritable travail. On a vu les livres auxquels il aboutit, elle en a réalisé une douzaine, avec l’éditeur Steidl ; plus surprenants pour le visiteur, plus inédits, les coffres, les malles, et surtout les installations modulables en bois de teck, offrant des possibilités diverses de présentation, avec des parties alignées, d’autres qui zigzaguent, et des fois s’allient à d’autres meubles, où on saluera toujours la très belle exécution artisanale. Les photographies, dans une autre dimension, rappellent les planches-contacts, elles peuvent être remplacées, changer de place, la danse de Dayanita Singh dans son tour, sa tournure ultime.

Lucien Kayser
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