Luxembourg School of Finance – une histoire de malentendus et de tremplins de carrière selon les règles du jeu académique

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d'Lëtzebuerger Land du 11.07.2014

Cela a débuté comme un coup de marketing. Il y a vingt ans, à l’issue de leurs innombrables tournées de promotion, les lobbyistes de la place financière commençaient à se rendre à l’évidence : Une place internationale sans centre de recherches en finance, cela ne faisait pas très crédible. Et le multilinguisme comme seul argument de vente avouable (car on préférait ne pas évoquer trop ouvertement le secret bancaire) commençait à paraître un peu fade. Ce qui manquait, c’était un semblant de base scientifique, une expertise entourée d’auréole académique. Donc, en 2002, l’ABBL créa la Luxembourg School of Finance (LSF).

Pour trouver une entrée dans le milieu académique, le directeur de l’ABBL Lucien Thiel fit appel à un professeur de Liège réputé pour sa bonhommie et ses dons en bricolage institutionnel, Pierre-Armand Michel. Il avait le profil idéal du directeur : proche de la retraite et déjà assez désintéressé de la recherche, très accessible pour les étudiants, qu’il connaissait tous par leur nom, et, surtout, bien connecté dans les réseaux académiques internationaux, dont il maîtrisait à la perfection les règles du jeu.

Michel ouvrit son carnet d’adresses et fit venir ses potes, professeurs de Liège, de l’Insead et de la NYU Stern Business School où il avait passé son doctorat. Pour quelque 15 000 euros, les célèbres confrères acceptaient de passer deux ou trois jours au Grand-Duché, revoir un vieil ami et donner des cours intensifs à la LSF. Pour faire sa promotion, la LSF recruta les stars académiques comme le Bayern de Munich achète des footballeurs vedettes. Et, sans rechigner, le ministère de l’Éducation sortit le chéquier et paya la facture.

À peine une année après son lancement, l’intégration dans l’université fraîchement créée marqua la consécration académique. Mais la LSF resta toujours une entité à part. Pour souligner sa proximité avec la place financière, elle garda ses distances avec le reste du campus, et se retrancha dans d’anonymes bureaux en verre et en acier au Kirchberg, entouré de cabinets du Magic Circle, des Big Four et des banques privées. La LSF restera en ville près des décideurs économiques et ne participera pas au grand déménagement vers Belval. De toute manière, ce sera sans grands regrets, car la cohabitation avec les autres professeurs ne fut jamais vraiment chaleureuse. Dès le début, les enseignants de la LSF furent soupçonnés de n’être venus que pour l’argent, et, pire, d’en gagner plus.

En 2008, Christian Wolff succéda à Michel. Plus froid et distant que le jovial Belge Michel, le Néerlandais Wolff portait les stigmates du brillant chercheur et son CV publié sur le net est long d’une dizaine de pages. À côté des stations de sa carrière académique, il y énumère méticuleusement les postes de consultance dans des fonds de pension, des family offices et des hedge funds de Lugano aux îles Caïman, en passant par le Luxembourg. À la LSF, il négocia un contrat en or, remplaça les anciens réseaux de Michel par les siens et tenta de se faire aimer par la place financière.

Dans ses brochures, la LSF déclare vouloir accueillir des « outstanding individuals » dans un « environnement d’excellence ». En douze ans, plus de 300 étudiants sont passés par ses bancs. Aujourd’hui, la LSF a réussi à acquérir la réputation d’une respectable université régionale. Pour une institution très jeune, ce n’est pas peu de choses. Reste que dans les Top 100 des meilleures écoles de finance internationales – qui prennent le plus souvent comme critères les hausses de salaire, l’avancement dans la carrière et la mobilité internationale des anciens étudiants –, on cherche en vain le nom de la LSF.

Tant que l’argent coulait à flots, tout allait donc pour le mieux. Or, alors que le gouvernement vient d’annoncer un gel du budget de l’université et alors que la finance ne figure pas parmi les priorités du FNR, on commence à s’inquiéter. Une des carrures internationales venues au Luxembourg (pour y occuper une chaire financée à hauteur de 1,75 million d’euros par la Deutsche Bank) est Rajnish Mehra. Joint aux États-Unis, Mehra plaide pour la création d’une « masse critique » de chercheurs et évoque la création d’une dizaine de chaires pour mettre le Luxembourg sur la carte : « Prenez un avion, vous n’allez quand même pas éteindre les turbines au moment du décollage ?! » Pour dégotter l’argent, Mehra en appelle au sens civique de la place financière : « Les banques et les Big Four ont fait beaucoup d’argent grâce au Luxembourg, le moment est peut-être venu d’en rendre un peu. » À bon entendeur…

L’histoire de la LSF est aussi l’histoire d’un malentendu. Les banquiers et avocats attendaient de l’arrivée des poids lourds académiques une expertise valorisable à court terme. Des tuyaux sur les produits à développer, sur les actions à acheter et les marchés à suivre. « Au début, il y a avait des tensions, se rappelle Jean-Jacques Rommes, président de la Fondation LSF. Les professionnels s’attendaient à ce que les chercheurs travaillent directement pour eux. Qu’ils deviennent un cinquième Big Four. Or, les académiques ne sont pas des fournisseurs de service. »

« Nous ne sommes pas les consultants du secteur financier, souligne d’entrée Wolff. Si nous l’étions, nous concurrencerions avec des fonds publics les consultants du secteur privé. And that would lead to trouble... » Le fossé entre chercheurs et banquiers est profond. Ils sont aussi proches qu’un physicien et un garagiste. Même si les recherches du premier peuvent avoir indirectement un impact sur le travail du second, ils ne pensent pas dans les mêmes catégories. Les banquiers posaient des questions précises, les chercheurs répondaient par de longues problématisations assomantes.

« Les managers évoluent dans le cadre temporaire des performances trimestrielles. Or, nous les chercheurs, nous ne disposons pas des modèles qui les aideraient à se retrouver dans le court terme. Je pourrais par contre leur expliquer ce qui se passera plus ou moins d’ici cinq ans », explique Mehra, qui travaille notamment pour des fonds souverains. « Mais le court terme, reste un puzzle pour les chercheurs. Pourquoi les choses évoluent-elles comme elles évoluent ? Honnêtement, nous ne le savons pas. » Ou, exprimé plus succinctement par un autre chercheur : « Si nous étions de bons praticiens, nous travaillerions tous dans le secteur financier… et nous nous ferions plein de tunes. »

Bien que la LSF soit majoritairement financée par l’État, la place financière garde un étroit contrôle sur ce qui s’y fait. La Fondation LSF, présidée par l’ex-directeur de l’ABBL Jean-Jacques Rommes, joue le rôle de courroie de transmission entre les donations financières et la LSF. Certaines chaires de la faculté de droit, d’économie et de Finance (dans laquelle est intégrée la LSF) sont financées directement par des acteurs économiques comme la Deutsche Bank ou Atoz, une firme spécialisée en ingénierie fiscale fondée par Norbert Becker. Des programmes des master sont rédigés en partie au sein de groupes de travail de l’ABBL. Cette dépendance est-elle compatible avec l’autonomie de la recherche ? Les intéressés répondent à l’unisson que oui.

Mehra, dont la chaire est financée par la Deutsche Bank, dit qu’il est financé « pour faire les recherches que je veux ». Joint à Vienne, Alexander Rust, qui occupait jusqu’il y a un mois la chaire en fiscalité internationale et européenne financée par Atoz, avoue qu’avant d’accepter le job, il s’était posé des questions. « Au début j’avais de très grands doutes, dit-il. Je craignais d’être réduit au rôle de porte-parole d’Atoz ». Mais ses craintes initiales se seraient vite révélées superflues. Il décrit son rôle comme celui d’une « instance neutre » œuvrant à « une meilleure compréhension entre les acteurs au Luxembourg, et les administrations fiscales et les juges de l’étranger. » Un casque bleu académique, en somme.

Engagé pour « montrer les avantages du droit fiscal luxembourgeois et identifier les développements futurs », Rust a évité de faire de son lien privilégié avec Atoz un lien exclusif. On retrouva le professeur dans des panels de Arendt et dans l’E&Y Tax club ou à des dîners avec les avocats fiscalistes Alain Steichen et Jean-Pierre Winandy. Lors de ces discussions, il ne se serait jamais gêné pour dire que l’une ou l’autre pratique fiscale « allait un peu trop loin ». Reste que, au-delà des cercles restreints des initiés, Rust déclinait toute interview sur les questions fiscales « chaudes » du moment. Face aux médias, c’était silence radio. En 2012, dans L’Essentiel, Wolff avait osé une rare sortie médiatique, donnant son avis sur la taxe Tobin. Son verdict, repris en titre, fut… expéditif : « Une idée absolument stupide ».

Un chercheur critique comme Gabriel Zucman, qui avait tenté de quantifier la richesse manquante des nations planquée dans les paradis fiscaux, pourrait-il sortir de la LSF ? La question prend de court Christian Wolff. Après une longue hésitation, il finit par répondre : « Ce genre de travail sur les paradis fiscaux est plus journalistique qu’académique. Il y a des données, mais elles ne sont pas complètes. Pour un professeur ce n’est pas très satisfaisant de devoir spéculer sur une partie de l’histoire ».

Clairement, les banques ne se sont pas pressées de sortir des chiffres sur les avoirs de leur clientèle. Leur fonds de commerce était le secret et il restera la discrétion. Alors qu’à première vue le Luxembourg peut apparaître comme un poste d’observation privilégié pour analyser les mutations dans le private banking, la proximité avec les acteurs de la place financière ne constitue pas nécessairement un avantage. La censure n’est pas frontale, mais insidieuse : au jeune chercheur on fait comprendre qu’il est d’abord un travailleur immigré et qu’on ne mord pas la main qui nourrit. Mais, de toute manière, la place financière luxembourgeoise n’était pas vraiment la priorité des académiques qui envisageaient leur séjour comme une étape transitoire et s’adonnaient à leurs dadas scientifiques plutôt qu’à leur environnement immédiat.

Mais si les données sur le secteur du private banking restaient donc le plus souvent inaccessibles, ceux de l’industrie des fonds sont en grande partie publiques. Alors que le Luxembourg héberge le deuxième marché des fonds après les États-Unis, en termes de recherche scientifique il s’agit d’une terra incognita. Cela devrait changer prochainement. La LSF élaborera dans les prochains mois une gigantesque base de données des fonds luxembourgeois, quasi unique au monde et qui sera accessible à tous les chercheurs. « This is going to be major », annonce Wolff. Et bien que co-financées par l’Alfi, les résultats de ces analyses seront ce qu’ils seront : « Facts are facts, dit Wolff. Et même si les coûts s’avéreraient être plus hauts ici qu’ailleurs ou les retours sur l’investissement plus faibles, nous le publierons. We are not going to beat around the bush. »

Ils ont payé 17 500 euros pour être là. La trentaine d’étudiants inscrits dans le Master of Science in Banking and Finance sont rassemblés dans une salle de repos stérile et mangent des sushis achetés quelques mètres plus loin, boulevard Kennedy. En attendant les examens, c’est leur dernière journée de classe. Sur les 33 étudiants, il n’y a qu’un seul Luxembourgeois, les autres viennent de tous les pays du globe, et presque tous espèrent décrocher un boulot sur la place financière qui entoure la LSF.

Les partenariats avec les banques et les stages offerts seraient « un pont » pour trouver un job sur la place financière, explique un étudiant venu du Vietnam. Et un travail à la sortie de la faculté, la plupart en trouveront, même si, pour beaucoup, le facteur linguistique (les étudiants et professeurs rencontrés ne parlaient ni l’allemand ni le français) limitera leurs options. Les résidents luxembourgeois inscrits à la LSF, on les retrouve durant le week-end après les heures de bureau. Ils suivent les cours sur deux ans, espérant qu’un diplôme aider à briser le plafond de verre qui bloque leur ascension en interne.

Pour Wolff, pas question d’abaisser le prix d’entrée (resté au même niveau depuis dix ans) : « Une baisse des frais d’inscription trop importante, équivaudrait en fait à faire baisser la valeur du programme ». Étonnamment, la plupart des étudiants rencontrés considèrent les frais d’inscriptions, comme plutôt bon marché. En comparaison du moins avec ce que l’on demande ailleurs dans les écoles de commerce. « Le professeur Mehra donne le même cours au Luxembourg qu’il donnait au MIT ou à la Columbia, mais pour beaucoup moins cher », dit cette jeune étudiante venue de Mongolie grâce à un subside de la Financial Technology Transfer Agency luxembourgeoise. (Une fois le diplôme de la LSF en poche, elle est censée ramener dans les banques mongoliennes les spécialités bancaires luxembourgeoises.)

Un étudiant indien originaire de Calcutta, qui avant de venir au Luxembourg a vécu et travaillé à Genève, dit être tombé sur le master de la LSF en faisant une recherche Google sur un programme de courte durée dans un centre financier offrant de bonnes possibilités d’embauche. Un master en fiscalité ou en finances, est pour beaucoup un moyen privilégié pour prendre pied sur le marché de l’emploi luxembourgeois. Que ce soit pour les étudiants fuyant le chômage de la périphérie européenne et recommençant un master en fiscalité au Luxembourg (pour ce master, les droits d’inscription ne sont que de quelques centaines d’euros) ou pour les ressortissants des pays-tiers.

Le programme du master en wealth management, introduit en 2013 et co-rédigé au sein d’un groupe de travail interne de l’ABBL, est censé former les futurs serviteurs des ultra-riches. Le curriculum combine, d’après la brochure élaborée par la LSF, des cours en finance avec de la fiscalité et des cours en communication. Que l’État contribue à financer un master qui a pour principal objectif d’enseigner comment rendre les riches plus riches, n’a pas plu à tout le monde au sein de l’Université. Le danger inhérent à servir les besoins momentanés d’un secteur économique et sa clientèle réside dans le fait que ceux-ci peuvent rapidement changer.

Mais peut-être que la formation pratique se résume à un discours, un jeu de dupes duquel tout le monde sort content : au ministère et à l’université il fournit le vernis de l’employabilité, et au secteur privé la parure de la responsabilité sociale. En pratique, les professeurs donneront les mêmes cours théoriques qu’ils ont toujours donnés, et pour garder les apparences, on invite quelques banquiers du terrain. Mais peut-être est-ce tant mieux. En fin de compte, l’étudiant acquerra une méthode, une manière de travailler et – qui sait – peut-être même une tête critique.

Bernard Thomas
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