Bionext mène une campagne judiciaire pour récupérer son manque-à-gagner de la pandémie, stigmatisant les conflits d’intérêts et luttant contre l’opacité de l’exécutif et du législatif

La loi du marché

Test PCR au Covid-19 en 2020
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 29.03.2024

L’État devait rendre cette semaine ses conclusions écrites dans la procédure qui l’oppose au laboratoire d’analyse Bionext Lab dans le cadre de l’attribution du marché du Large Scale Testing (LST). Un délai a été demandé dans ce recours déposé en octobre dernier devant la justice civile par le labo dirigé par Jean-Luc Dourson. Un délai qui retarde encore le bilan de la gestion politique de la pandémie, jamais réalisé par le Parlement et qui n’interviendra sûrement que par la voie judiciaire. Pour rappel, le Covid-19 a causé la mort de plus de 1 100 personnes au Luxembourg et paralysé la vie économique pendant de longs mois avec des mesures restreignant les libertés individuelles d’une manière inédite.

C’était il y a exactement quatre ans. Le 11 mars, l’OMS a officiellement fait du Covid-19 une pandémie et les premiers décès ont été signalés dans les jours suivants au Grand-Duché. L’état de crise a rapidement été décrété. Le 16 mars, les écoles ont été fermées, de même que les commerces non-essentiels et les institutions culturelles. L’essentiel de la vie sociale a été suspendu. Fin avril, le gouvernement de Xavier Bettel (DP) envisageait le déconfinement. Son ministre de la Recherche, Claude Meisch (DP), s’enorgueillissait alors de faire du Luxembourg le premier pays au monde à lancer une campagne de tests sur l’ensemble de sa population. Le policy brief envisageait la réalisation de 20 000 tests par jour. La stratégie prévoyait une capacité totale d’environ 1,8 million de tests à accomplir dans 17 stations. Le 4 mai, une convention était signée pour assurer ce suivi étroit de l’évolution de la pandémie Covid-19 parmi la population et faciliter le déconfinement. Les résultats des diagnostics devaient aussi permettre au ministre de la Santé d’isoler les personnes contaminées.

Le Luxembourg Institute of Health (LIH) était à l’initiative du LST. L’institut de recherche a délégué aux Laboratoires réunis (LRL), sa mise en œuvre. Ces derniers se sont procurés les kits de dépistage auprès de l’entreprise Fast Track Diagnostics (FTD). Le journal officiel du 4 mai 2020 informe de la fourniture de 333 333 tests pour une valeur de 3,7 millions d’euros. « Dans cette situation de pénurie, la possibilité de recourir à un produit développé par une entreprise luxembourgeoise a été accueillie avec soulagement », disait la ministre de la Santé en commission le 12 mai 2020. FTD a été fondée en 2007 par les Labo réunis puis vendue dix ans plus tard à Siemens (qui a annoncé cette semaine la prochaine fermeture de l’entreprise basée à Esch et employant 90 personnes). LRL a en outre fait appel à la société allemande Ecolog pour gérer les 17 stations de dépistage dans tout le pays.

Le laboratoire Bionext s’est rapidement ému auprès du ministère de la Santé de l’absence de mise en concurrence et du choix des prestataires. Son dirigeant Jean-Luc Dourson avait d’ailleurs lui-même suggéré la mise en place d’une telle campagne de test dès le 3 mars. Il n’a pas été contacté. Le gouvernement a choisi le LIH. Or, le LIH n’est pas un laboratoire d’analyse médicale habilité (selon la loi du 16 juillet 1984), avait vite fait valoir Bionext. Le député CSV Claude Wiseler, alors dans l’opposition, avait lui aussi questionné le gouvernement le 12 mai 2020 sur les raisons pour lesquelles le LIH, « qui n’est pas un laboratoire de diagnostic médical », avait été mandaté. Il s’agissait initialement d’un projet de recherche sur la santé publique et le financement était assuré comme tel avait répondu la ministre Paulette Lenert (LSAP). Le LIH s’est associé à un laboratoire, LRL, mais au terme d’une procédure négociée sans publication préalable. La commission des soumissions du gouvernement avait validé cette voie par avis le 23 avril, compte tenu du délai restreint de la mission, trois mois, et de l’urgence.

Dans leur assignation, dont le Land s’est procuré copie, les avocats de Bionext soulignent que la commission des soumissions avait souligné le 1er avril (soit antérieurement aux conventions signées par l’État) que l’attribution directe à un opérateur économique présélectionné devait rester l’exception. Elle n’est applicable « que si une seule entreprise est en mesure de respecter les contraintes techniques et de temps imposés par l’urgence impérieuse ». Or, trois laboratoires privés se partageaient le marché du diagnostic : LRL, Bionext et Ketterthill.

Bionext relève des manquements : Ecolog n’était pas habilitée à prester des analyses médicales car ne disposant pas des autorisations requises. Le groupe logistique n’est « ni un laboratoire d’analyse, ni un réseau d’aides et soins infirmiers », souligne l’assignation. Bionext voit aussi des conflits d’intérêts : Gregor Baertz était à la fois directeur médical des Hôpitaux Robert Schuman (HRS) et président du LIH. Les HRS et Labos réunis coopèrent depuis 2015 sur les analyses. Santé & Services, filiale de la Fondation Robert Schuman, a elle été mandatée pour la logistique, la fourniture du matériel de protection et le catering des infirmières recrutées par Ecolog, ainsi que pour la consultance en project management pour LRL. Selon plusieurs sources, Ecolog aurait d’ailleurs été ramené dans les filets de Jean-Louis Schiltz, alors président des HRS. Les discussions devant la commission parlementaire de la Santé et la documentation du kit réactif Fast Track Diagnostics ont en outre révélé que le contrôle qualité a été validé par LRL alors que ces mêmes laboratoires de Junglister avaient choisi les kits de FTD. Enfin, « dès le début du LST, LRL a utilisé du matériel, dont des écouvillons de la société ABL (fondée par le directeur de la Santé Jean-Claude Schmit), qui a conduit à des résultats erronés faussement négatifs pour certains échantillons », écrivent les avocats de Bionext.

Après la période initiale de trois mois, a démarré en septembre 2020 la phase deux du Large Scale Testing via une procédure ouverte d’attribution de marchés publics : mais la seule offre, remise par le consortium réunissant LRL et Ecolog (le marché excluant de facto les deux autres laboratoires privés), a alors été jugée irrégulière. La procédure négociée a donc à nouveau été choisie. Le marché portant sur la réalisation du LST est revenu à LRL, pour 53,3 millions d’euros. Le marché relatif à l’administration du LST a été attribué à Ecolog. Il s’étalait sur trente semaines. Pour la phase trois, à partir de mars 2021, le gouvernement n’est même pas passé par une procédure ouverte. À la commission des soumissions, a encore été invoquée l’urgence impérieuse. La procédure ouverte à l’été 2020 avait montré qu’aucun acteur n’était en mesure de répondre au marché : « Il est vraisemblable que depuis lors la situation n’ait guère changé », avait balayé la commission des soumissions d’un revers de main. Ce second marché se chiffrait à soixante millions d’euros. Bionext s’offusque de l’aliénation des marchés publics. Selon son fondateur, Jean-Luc Dourson, le choix effectué à la première phase du LST a placé l’État dans un sillon de dépendance vis-à-vis du consortium LRL-Ecolog.

En juin 2021, le LST a été élargi à toute personne volontaire, devenant un système de test gratuit, ouvert sans appel d’offre et aux dépens des opérateurs du marché. « Ce système subventionné illégalement pour un coût très important et qui bénéficie d’une publicité constante de la part de l’État, fait une concurrence déloyale aux autres laboratoires régulièrement établis et dont il est incompréhensible qu’on ne sollicite pas les capacités », avait alors écrit Bionext à la ministre. « Nous nous interrogeons sur les liens privés qui pourraient exister entre certains décideurs, certaines institutions, certains fonctionnaires et le laboratoire privé concerné », lit-on dans la plainte.

Une procédure en référé a été ouverte en août 2021. Elle ne demande pas de dommages et intérêts, mais de suspendre le marché. L’affaire est toujours pendante. Le second expert, Paul Laplume, peine (depuis deux ans) à répondre à la question de savoir si Bionext aurait pu satisfaire au premier marché public. Au civil, Bionext réclame 43 millions d’euros à l’État, soit le tiers d’un marché qui aurait pu se partager entre les trois laboratoires privés.

Le Covid-19 a fait le beurre des laboratoires de santé privés. Mais surtout celui des Laboratoires réunis, récipiendaires du marché LST. De 2019 à 2020, le chiffre d’affaires de LRL a été multiplié par trois (de trente à cent millions d’euros), son bénéfice par onze (de 1,24 à 15,46 millions). En 2021, LRL a réalisé 22,6 millions d’euros de bénéfice net et versé 19 à ses actionnaires. La majorité du capital de LRL appartient depuis juillet 2021 à Biogroup, le reste à l’un de ses cofondateurs, le professeur Bernard Weber. Le Luxembourg Business Register identifie Isabelle Devigny comme actionnaire principal avec 59,47 pour cent des part. Cette dernière, veuve de Stéphane Eimer, a hérité de l’entreprise en 2022 suite au décès de l’intéressé (il se serait suicidé selon le Figaro).

Le 29 octobre 2021, plainte a été déposée auprès de la Commission européenne. La procédure est menée par l’avocat spécialiste, à l’origine de l’arrêt Bosman qui a révolutionné la profession du football européen, Jean-Louis Dupont. Il dénonce des aides d’État octroyées dans le cadre du LST.

Derrière ces procédures, se posent également des enjeux démocratiques. Pour mener au mieux ses poursuites, l’un des avocats de Bionext, Nicolas Thieltgen, a demandé en avril 2023 à la Chambre d’accéder aux enregistrements des réunions de la Commission de la Santé tenues les 12 et 26 mai 2020. Ce en vertu de la loi Transparence de 2018 selon laquelle les « personnes physiques et morales ont un droit d’accès aux documents détenus par les administrations et services de l’État ». Le bureau des présidents, époque Fernand Etgen (DP), a décliné. Les travaux parlementaires en commission sont « non publics » et seuls les procès-verbaux après raturages et validation par tous les participants peuvent être communiqués. C’est le règlement de la Chambre qui le dit. Oui, mais celui-ci n’est pas conforme à la loi, rétorque le cabinet d’avocat.

Le mandataire de Bionext répond en outre à l’argument du bureau des présidents de la Chambre selon lequel des enregistrements ne seraient pas des documents. Selon les commentaires des articles du projet de loi Transparence, le droit d’accès s’exerce « quel que soit le support du document en question (texte écrit, photographies, courriels, informations stockées sur un support électronique) ». Des exceptions au principe de transparence existent pour les documents relatifs « aux missions de contrôle, d’inspection et de régulation » de certains organismes. La Chambre prétend ainsi qu’elle « exercerait » (sic) dans le cadre desdites commissions « son pouvoir constitutionnel de contrôle du pouvoir exécutif ». Bionext répond que ces dernières avaient à l’ordre du jour des problématiques « fondamentales liées à la politique de lutte contre la pandémie ». L’une des deux réunions s’est d’ailleurs tenue en présence de la ministre de la Santé, Paulette Lenert (LSAP) et de son directeur, Jean-Claude Schmit, pour évoquer l’achat par le gouvernement de plusieurs centaines de milliers de tests, font valoir les avocats du laboratoire à la Commission d’accès aux documents (CAD).

Pour cette dernière, les enregistrements sont bien à considérer comme des documents, l’exception à leur accès n’est pas fondée, la mission de contrôle de l’exécutif n’est pas justifiée, mais « la voix et l’image de personnes ayant participé dans une réunion non publique sont à considérer comme des données à caractère personnel ». Sauf consentement exprès de ces personnes, impossible donc d’accéder à la demande de Bionext, estime la Commission présidée par le juge Pierre Calmes dans un avis rendu en juillet 2023. Au début du mois de juin et une nouvelle fois en juillet, les avocats ont mis en demeure la Chambre de conserver les enregistrements tant que les procédures étaient pendantes. Car un front s’est alors ouvert devant le tribunal administratif pour réformer voire annuler le refus de la Chambre.

La défense de la Chambre, assurée par Steve Helminger, y produit une notice d’information à l’adresse des membres des commissions parlementaires qui informe qu’ils sont enregistrés, parfois sous forme de vidéo, « en vue de la rédaction d’un procès-verbal », mais aussi de « la réalisation de reportages vidéo par le service de relations publiques ». De quoi faire tomber le seul argument de la CAD qui restait. L’affaire sera plaidée en octobre… 2025. Reste la dimension politique. Depuis l’introduction du recours en annulation au tribunal administratif, la Chambre des députés a changé de tête. Son nouveau président Claude Wiseler promet une « Glasnost » avec, à partir de mi-avril, la retransmission publique des débats d’une poignée de commissions. Une aubaine pour le dossier Bionext ?

100  000 euros le test positif  ?

Dans une note envoyée au Land, Jean-Claude Dourson énumère les potentielles défauts de la campagne LST menée par le LIH. Sont évoqués des problèmes du réactif FTD ou des prélèvements oropharyngé (gorge) réalisés par les infirmières Ecolog, moins efficaces que les prélèvements nasopharyngés. La technique de pooling des échantillons mise en œuvre lors de la première phase du LST aurait mené à déclarer des faux négatifs et donc à minimiser l’intérêt de la campagne. Selon les chiffres produits par Bionext, sur base des données publiées entre le 13 juillet et le 12 septembre 2020, chaque test positif aurait coûté plus de 100 000 euros à l’État.

Pierre Sorlut
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