Le shadow banking

Une créature de l’ombre aux multiples visages

d'Lëtzebuerger Land du 21.06.2013

Le terme ou concept international du shadow banking désigne, au sens large, un système d’intermédiation financière, parallèle au système bancaire traditionnel, répondant en principe aux mêmes caractéristiques – collecte de l’épargne et octroi de prêts – sans être soumis à la même réglementation, notamment prudentielle. Le terme désigne donc un système et concerne des techniques et entités diverses et variées, dont les plus connues et commentées sont au Luxembourg : la titrisation avec ses organismes de titrisation (souvent des SPV, special purpose vehicles), les fonds monétaires (money market funds – surtout à valeur nette d’inventaire stable) et le prêt de titres. La justification du point de vue réglementaire pour appréhender ce phénomène est évidente et relativement simple : la légitimité de l’existence d’un système d’intermédiation financière parallèle aux banques, non soumis aux mêmes règles, ni garanties (notamment la garantie des dépôts, les exigences de capital, les règles prudentielles et d’organisation) peut ainsi créer un risque pour les épargnants aussi bien que pour le système financier tout entier.

Si le shadow banking a connu un essor remarquable depuis la crise de 2008, et ce surtout en Europe – on y reviendra – le phénomène existait avant la crise et est considéré par certains comme l’une de ses causes (parmi d’autres), comme le relève notamment un article paru le 10 avril 2012 dans le Financial Times, sous le titre New force emerges from the shadows : « Shadow banking was not born out of the crisis but was a fundamental cause; it is a not separate phenomenon from banking but a deeply related one. In the run-up to 2008, Countrywide, a lightly-regulated mortgage originator, wrote bad loans but sold them on to buyers including banks. AIG, ostensibly an insurance group, wrote credit default swaps against mortgage-backed securities held by banks. » Ces deux exemples cités par le FT montrent assez bien le rôle que peut éventuellement jouer le phénomène du shadow banking dans la naissance d’une crise systémique, qui peut finir par infecter le système bancaire, puis l’économie mondiale dans son entier. D’une part, un originateur de prêts peu réglementé, générant des risques de qualité faible (en l’occurrence les fameux sub-prime loans) se répercutant in fine sur les valeurs mobilières titrisées les représentant (notamment sous forme de CBOs, des obligations adossées à des actifs, respectivement des titres représentatifs de portefeuilles de créances bancaires) et finalement les investisseurs les détenant. D’autre part, un assureur, AIG, détenant trop de risques corrélés dans ses livres et étant incapable de faire face aux appels des assurés.

Sur mandat du G20 au sommet de Seoul en novembre 2010, le Financial Stability Board (FSB) a commencé ses travaux sur le shadow banking et a publié deux rapports, le premier en avril 2011, et le deuxième, qui formule en conséquence 11 recommandations, en date du 27 octobre 2011 (Shadow Banking : Strengthening Oversight and Regulation) pour le sommet de Cannes du G20. L’approche critique par le FSB relative au shadow banking repose ainsi sur trois points. Il faudrait selon ces travaux: 1. tirer les leçons de la crise financière de 2008 et de la part de responsabilité du shadow banking dans cette crise : transformation de maturité, de liquidité, manque de transparence dans la chaîne d’intermédiation ; 2. se garder de la création de nouveaux risques systémiques et d’arbitrages réglementaires ; 3. préserver notamment les parties valables et présumées vertueuses dudit shadow banking.

Dans cet ordre des idées, le FSB préconise une approche en deux étapes, consistant, dans un premier temps à adopter une approche large du phénomène shadow banking (« cast a wide net ») pour appréhender tous les intermédiaires de crédit non-bancaires et, ensuite, dans un deuxième temps, à ne cibler par des mesures réglementaires que les seules entités qui soulèvent des risques similaires à ceux des banques dans leur deux fonctions classiques de (i) transformation des maturités et de (ii) sécurité des dépôts. Le problème majeur dans la réglementation du shadow banking – phénomène protéiforme – est de ne pas en faire trop, afin de ne pas chasser les parties du shadow banking, qui ont un rôle bénéfique dans l’économie. Car tout ce qui est dans l’ombre n’est pas nécessairement shady. Ainsi, nombre d’activités relevant du shadow banking répondent à des besoins de financement bien réels. Par exemple, d’après un économiste cité dans un article paru dans la Revue Banque en septembre 2012 (Revue Banque n°752, Shadow Banking : pas si obscur...) : « On constate un déséquilibre entre le financement long à l’économie, qui atteint 19 000 milliards d’euros, et l’épargne longue, qui n’en est qu’à 9 000. Le marché ne peut faire face à un tel écart. Le secteur parallèle peut donc jouer un rôle utile, à condition d’être régulé pour protéger les intérêts des consommateurs et d’être plus transparent. »

C’est pour cette raison que le FSB a, dans son papier d’avril 2012, précisé que, dans une approche réglementaire, les activités d’intermédiation financière ne devraient être considérées qu’au cas où (i) elles posent un risque systémique, c’est-à-dire si elles sont relatives à des activités de banque, telles que la transformation de maturité, crédit ou liquidité et lorsqu’elles s’accompagnent d’un effet de levier et/ou (ii) si elles servent à des arbitrages réglementaires, donc à éluder des contraintes légales ou réglementaires existantes. De plus, et afin de ne pas simplement adopter une méthode consistant à superposer une couche de réglementation additionnelle, le FSB recommande aux autorités de surveillance de suivre, dans la réglementation du prétendu shadow banking, les cinq principes généraux suivants : 1. se concentrer sur les externalités et les risques créés, 2. appliquer le principe de proportionnalité en adaptant la mesure prévue au degré de risque, 3. définir des règles tournées vers l’avenir (forward-looking) et adaptables en cas de besoin, 4. afin d’assurer l’efficacité des règles, une certaine harmonisation internationale devra être donnée et, finalement 5. les règles devront être évaluées et revues continuellement.

Le FSB compte ainsi éviter le piège qui, semble-t-il, s’est dans une certaine mesure refermé sur la réglementation des banques dans l’après-crise : celui d’une prétendue sur-réglementation, qui pourrait aussi être l’un des facteurs dans la frilosité du secteur bancaire à apporter aux emprunteurs la nécessaire liquidité pour financer la reprise de l’économie. Car l’un des effets prétendus pervers des initiatives du G20 en matière de réglementation des banques suite à la crise de 2008 serait d’avoir provoqué une croissance importante du secteur du shadow banking : ainsi, il est estimé d’après un rapport de la BCE d’avril 2012, que les actifs relevant du système bancaire parallèle dépasseraient les 10 000 milliards d’euro, tendance croissante. Le shadow banking est d’ores et déjà appréhendé au niveau européen par certaines mesures qui dépassent très largement le secteur bancaire traditionnel : Captial Requirements Directive (CRD) II, III et IV (on pense notamment à la risk retention rule à l’article 122a de CRD III qui impose une détention de cinq pourcent du risque résultant de la titrisation dans les livres de l’originateur ou du sponsor), la réglementation européenne Solvency II, AIFMD, EMIR, Credit Rating Agencies III. Mais, surtout, la Commission européenne a publié, le 19 mars 2012, un livre vert sur le système bancaire parallèle, avec demande de commentaires, auquel l’Alfi (l’Association luxembourgeoise des fonds d’investissement) a répondu par une lettre de juin 2012, critiquant notamment l’inclusion des fonds d’investissement réglementés et le ciblage spécifique des money market funds par la Commission européenne. Car l’initiative européenne risque effectivement de toucher un certain nombre de « produits » luxembourgeois. Outre les fonds d’investissement (money market funds, ETFs, mais aussi les fonds alternatifs), la titrisation est concernée par cette initiative, de même que les opérations de mise en pension et le prêt de titres.

En ce qui concerne plus particulièrement la titrisation, encadrée au Luxembourg par une loi du 22 mars 2004, elle a fait l’objet récemment d’un document « Questions-réponses » de la CSSF publié en juillet 2012. Il est précisé dans ce document (Question 7), en rapport avec la possibilité pour un organisme de titrisation d’acquérir des risques par octroi de prêt direct (normalement, un organisme acquiert dans le marché secondaire des prêts déjà effectués) que « dans ce contexte, la CSSF tient à souligner que les discussions actuellement en cours au niveau international sur le shadow banking sont susceptibles d’avoir des répercussions sur l’environnement légal et réglementaire applicable à ce genre d’activité. » Façon pour la CSSF de prendre date, en vue des prochains développements réglementaires au niveau européen et international, des mesures préconisées à ce niveau. Bien sûr, ce n’est pas le seul type de titrisation qui tombe sous la définition du shadow banking – surtout dans les organismes réglementés, qui font un appel continu à l’épargne de par leur statuts, et qui transforment maturités, liquidités et risques de crédit. On a d’ailleurs pu s’apercevoir des dangers prudentiels et de réputation liés à cette activité au Luxembourg, avec, de date récente, les mises sous administration, puis éventuellement liquidation des organismes de titrisation Lifemark et ARM.

La référence au shadow banking apparaît encore dans le document « Questions-réponses II » de la CSSF sur les PSF (Professionnels du secteur financier) en rapport avec l’activité des professionnels effectuant des opérations de prêt (article 28-4 de la loi sur le secteur financier). On peut ainsi lire dans la question 51 du 15 octobre 2012, qui opère un léger revirement en rendant plus restrictives les exemptions de la nécessité d’agrément pour certaines opérations : « Avec le développement des activités de crédit hors des circuits bancaires traditionnels (shadow-banking), les autorités de régulation sont tenues de s’intéresser également à ces activités, notamment lorsqu’elles impliquent un risque de transformation des échéances ou lorsque le professionnel utilise un effet de levier. Dans un passé récent, la CSSF a été confrontée à des opérations d’origination de crédits, d’acquisition de lignes de crédit tirées ou non et de cession de prêts contractés simultanément avec ou immédiatement après leur octroi par un établissement de crédit. Sans remettre en cause leur validité juridique, la CSSF estime que ces opérations peuvent constituer des opérations de prêt, et sont partant susceptibles de tomber dans le champ d’application de la LSF. » On le voit bien : le shadow banking est désormais fermement sur le radar de la CSSF. Il restera à voir de quelle manière cela se traduira sur le terrain. Les incidences économiques et morales pour le Luxembourg restent à définir...

Franz Fayot est avocat à la Cour et membre de la Fondation Robert Krieps.
Franz Fayot
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