L’exposition de Louis Cane chez Ceysson & Bénétière au Wandhaff en laissera perplexe plus d’un, tellement les œuvres partent, essaiment, dans une création en toute liberté

Compendium de Cane

d'Lëtzebuerger Land vom 29.03.2024

Le titre choisi ci-dessus dit vrai et faux en même temps. Oui, l’exposition de Louis Cane tient du résumé, s’échelonnant sur près de soixante ans, les œuvres les plus anciennes datant du milieu des années soixante, et l’on comprend aussitôt la proximité de l’artiste avec Supports/ Surfaces. Mais, non, elle n’a rien qui aille dans un sens de réduction, au contraire, avec des œuvres de bien belle taille dans des espaces dont il n’est plus nécessaire de dire l’ampleur. Voyage dans la peinture, titre de son côté la galerie, ce qui souligne les allées et venues de l’artiste, déplacements incessants en tous sens. Les toutes dernières œuvres, des peintures sur grillage enduites de résine et tendues sur des châssis métalliques, renouent d’une certaine façon, dans l’opération intellectuelle sur les constituants, avec les débuts. Peintures vraiment abstraites, les qualifie Louis Cane, d’autres n’ont eu que l’étiquette de peintures abstraites traditionnelles. Et le visiteur de se heurter d’un bout à l’autre à un va-et-vient entre abstraction justement et figuration, toute frontière constamment abolie.

D’où dans un premier temps, pour quiconque n’a pas suivi le cheminement de Louis Cane, de quoi le plonger dans la perplexité. Il faut en sortir très vite. Et se raccrocher à tel aveu de Cane par exemple : L’artiste peint comme il sent ; c’est le triomphe du Moi, et du Plaisir. C’est d’autant mieux que ce dernier ne manque pas de se transmettre.

Abstraction ou figuration, Louis Cane nous saisit par la couleur, qu’elle soit le véritable sujet de l’œuvre, ou qu’elle vienne lui donner son intensité, voire sa luminosité. Dans les séries les plus diverses, pour emprunter au langage musical, autant de thèmes et variations au fil des années. Elles sont en bon nombre au Wandhaff, et peu importe dans cette revue, un quelconque ordre chronologique : paysages, femmes, fleurs, des cardinaux s’y glissent, en lévitation, pour souligner la légèreté de l’exercice, et faire en même temps un clin d’œil à tels maîtres, ailleurs au tour de van Gogh ou de Paolo Uccello. Sans oublier de repasser très loin dans le passé, pour revenir à d’autres préoccupations esthétiques.

Louis Cane ratisse large, fouille méthodiquement de ses pinceaux les terrains de la peinture. De la sculpture non moins. Avec tels exemples dans l’exposition, un bronze assez récent, de 2022, Eve, femme dans sa nudité tout hiératique, les bras le long de son corps ; attitude figée, raide sans doute, avec la majesté, la solennité qu’on connaît aux classiques. Et en opposition, ou en contrepoint, des objets pleins d’esprit, d’humour, des femmes bigarrées, des ballerines sur une balançoire, en bronze et en fer ou acier peints, on pourrait les prendre aussi pour des trapézistes, prêtes aux tours les plus virevoltants. Côté sculpture (ou objet) toujours, il est le même mouvement en puissance dans le Véhicule libello-tracté, de 2001, et le titre d’ajouter : Picasso emporte ses couleurs au paradis, tel un dieu solaire dans sa course. Voilà pour une ravissante fantaisie, faculté de création, avec son côté capricieux, pittoresque.

Au bout de l’exposition, dans une salle à part, c’est tout le contraire qui nous prend à la gorge. Déjà les Sols/ murs, les Peintures sur chasuble, auraient pu ou dû nous avertir. Du caractère exceptionnel de l’espace. Au mur du fond, sur quatre mètres sur plus de neuf, c’est un terrible carnage, dénommé dans un emprunt latin Carnifex, d’après le naturaliste René-Primevère Lesson du milieu du 19e. Tout ce que des bourreaux, des meurtriers ont pu imaginer comme tortures, comme supplices, y figure, l’horreur qu’ils continuent à mettre en pratique, depuis le pilori à la gégène, et la décapitation y a sa place de choix avec la hache qui va tomber. Un hélicoptère survole le tout, ayant dans son filet des corps, vivants ou morts, comment savoir, la peinture date de 1984, on se souvient des opérations aériennes et maritimes en Argentine. On sait un chose : ça ne s’arrêtera donc jamais. Autre chose : Louis Cane dénonce avec une grande force, peut-être une lueur d’espoir avec les deux personnages au milieu en bas, comme rescapés, sauvés du pire. Et Carnifex, lisons cette peinture comme un hommage à toutes les victimes.

Lucien Kayser
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