Le droit d’auteur en question (3)

De peer en peer?

d'Lëtzebuerger Land du 13.04.2006

L'industrie du disque va mal : depuis quatre ans, les ventes de disque chutent de dix pour cent par an. La raison principalement invoquée est le téléchargement illégal de musique. Ainsi il y aurait près de huit millions d'internautes en France qui téléchargent régulièrement de façon illégale de la musique sur Internet. Tout commence à la fin des années 1990, lorsque se sont développées les deux technologies-clés qui sont à l'origine de ce phénomène: d'une part, la technologie de compression de musique, nommée MP3, et de l'autre, les logiciels dits «peer to peer» qui permettent d'échanger des fichiers musicaux entre deux ordinateurs à distance. Cette dématérialisation de la musique va profondément changer la fçon de distribuer et de consommer de la musique. En effet, une multitude de sites d'échanges de fichiers musicaux se développent: Napster, KaZaa... et connaissent un succès sans précédent. En droit, le téléchargement de fichiers musicaux conduit à une nouvelle exploitation de l'oeuvre, sans l'autorisation de l'ayant-droit (artiste). En effet, dans le système peer to peer, l'exception de la copie privée1 ne peut être invoquée alors que la copie de l'internaute n'est pas obtenue à partir d'une oeuvre légalement acquise. Par conséquent, en théorie, toute personne qui télécharge ainsi des fichiers musicaux protégés par le droit d'auteur est coupable de contrefaçon et s'expose à des sanctions pénales. La réaction de l'industrie du disque au phénoméne de filesharing2 a été inadaptée et tardive. Inadaptée, alors que des associations américaines comme la RIAA (Recording Industry of America) et européennes ont intenté des poursuites judiciaires à la fois contre les plates-formes d'échanges et contre des internautes isolés. Ainsi, à l'heure actuelle, environ 500 procédures sont engagées en France avec des verdicts souvent spectaculaires comme la condamnation à des peines de prison avec sursis et des amendes de plusieurs milliers d'euros pour ces téléchargeurs-pirates. Or, ces poursuites sont peu efficaces alors qu'elles n'ont pas d'impact dissuasif, et partant, aucun effet significatif sur la chute des ventes de disques. La réaction de l'industrie du disque a été tardive alors que les sites de téléchargement légaux tels que iTunes, e-compil, Sony Connect, Virgin Mega n'ont été développés qu'assez récemment. La question est alors de savoir si les réponses législatives concernant le droit d'auteur à cette évolution du téléchargement illégal sont plus adéquates. En effet, le droit d'auteur, que certains n'hésitent pas à qualifier «d'héritier des Lumiéres» ou de «droit fondamental intangible»3, semble avoir bien du mal à s'adapter aux récentes innovations technologiques. Légiférer dans ce secteur est d'autant plus complexe que les enjeux sont multiples. Il y a tout d'abord des enjeux économiques opposés: il faut prendre en compte à la fois la rémunération des artistes, la quête de bénéfice des majors de l'industrie du disque et la liberté des internautes. Mais les enjeux sont également culturels. Car, même si d'un côté, Internet peut jouer le rôle d'incubateur et de révélateur de jeunes talents puisque ceux-ci peuvent à moindre coût développer un site et se faire connaître par ce biais (comme récemment les Arctic Monkeys), d'un autre côté, le téléchargement illégal touche en premier les ventes de disque des petits labels. Le risque existe qu'à long terme ne survivent que les majors de l'industrie du disque et ceci avec des conséquences néfastes pour la diversité culturelle. La complexité d'une réponse législative adaptée et conciliante de ces différents intérêts a été illustrée récemment en France par le vote le 21 mars dernier à l'Assemblée nationale de la loi sur les droits d'auteur et droits voisins dans la société d'information (loi DAVDSI) qui transpose en droit français la directive 2001/29/CE. Même si la loi française a apporté quelques innovations concrêtes, elle ne parvient toutefois pas à régler le problème de fond, celui de la protection des droits des auteurs face à ces nouvelles technologies. Ainsi le texte final ne retient pas le projet controversé d'une «licence globale» qui permettait de télécharger légalement, via un forfait mensuel payé par les internautes aux artistes. En effet, même si cette licence avait le mérite de la simplicité en pratique, elle était, selon la majorité des sociétés de gestion des droits d'auteurs, trop approximative pour permettre un «juste financement de la création»4. Une autre proposition, celle de taxer les fournisseurs d'accès à l'Internet, a également été abandonnée. En revanche, la graduation des sanctions pénales retenue, ne peut qu'être accueillie favorablement. Un simple téléchargement est maintenant passible d'une contravention de 38 euros alors que cette amende est portée à 150 euros si les oeuvres téléchargées ont été mises en partage et à 750 euros pour le détenteur d'un logiciel de contournement. La loi luxembourgeoise du 18 avril 2004, transposant la directive 2001/29/CE, ne prévoit qu'une amende5 unique allant de 251 à 250 000 euros pour tous les types de délits en cause. Or, la mise en application de ces dispositions s'avère difficile alors que les internautes ont développé des réseaux décentralisés où l'adresse IP n'est plus utilisés comme identifiant et qu'il sera difficile de retrouver ceux qui ont téléchargé de la musique de façon illégale. De plus, le problème reste entier, car si l'État parvient à faire respecter la loi, les amendes viendront alimenter ses caisses sans régler la question de la rémunération des artistes. Par ailleurs, la loi française prévoit une autre notion qui ne se retrouve pas dans la loi luxembourgeoise, celle de l'«interopérabilité». Cette dernière permet à un internaute ayant légalement téléchargé un fichier de pouvoir le lire et le copier sur tous les supports de son choix. En effet, jusqu'à présent, un morceau acheté sur iTunes ne pouvait qu'être lu sur un iPod. L'interopérabilité des supports est une bonne chose pour les consommateurs et ce malgré les critiques d'Apple qui voit sa stratégie commerciale menacée. Finalement, le texte français restreint le droit à la copie privée et ne fixe pas clairement le nombre de copies privées autorisées. En ce qui concerne cette copie privée, la loi luxembourgeoise reste fidèle à la directive et prévoit qu'est autorisée «la reproduction sur tout support par une personne physique pour son usage privé à des fins non directement ou indirectement commerciales, à condition que les titulaires de droits reçoivent une compensation équitable, qui prend en compte l'application des mesures techniques»6. Or, le règlement grand-ducal censé définir la «compensation équitable» versée aux artistes n'a toujours pas été pris. Il ressort simplement des travaux préparatoires de la loi que le Luxembourg n'a (contrairement à la France) pas opté pour un système de taxes sur les supports enregistrants vierges pour assurer cette compensation. De plus, les articles 71ter et suivants «légalisent» les mesures techniques de protection (cryptage, brouillage) si contestées, mais ceci à certaines conditions: information du consommateur sur les conditions d'utilisation et recours en cas d'entraves à cette utilisation (notamment l'atteinte à l'exercice légitime de l'exception de copie privée). L'industrie du disque peut dès lors miser sur les mesures de protection sur les CD pour empêcher la copie non autorisée et la diffusion sur Internet mais cette stratégie est menacée par la jurisprudence récente7. Par ailleurs, la loi luxembourgeoise8 réprime sévèrement tout «contournement de mesure technique efficace» et vise ainsi les hackers qui mettent à disposition des outils conçus pour le piratage. La loi sur le commerce électronique permet en outre de rechercher la responsabilité des fournisseurs d'accès au regard du contenu mis sur le réseau par leur intermédiaire. Mais ceci risque d'être souvent difficilement applicable alors que la plupart des fournisseurs d'accès concernés sont situées à l'étranger. Notons enfin que la directive 2004/48/CE est actuellement en cours de transposition au Luxembourg et devrait permettre un respect accru des droits de propriété intellectuelle. La législation actuelle est donc peu adaptée et mise essentiellement sur la répression. D'ailleurs cette évolution est confirmée par la proposition récente d'une autre directive9. On ne peut qu'espérer que le «peer» n'est pas à venir et que d'une certaine manière l'action des pouvoirs publics combinée à celle des professionnels du disque parviendra à régler du moins en partie le problème. Ainsi, certains artistes sont prêts à dire que même s'ils ne peuvent plus espérer une rémunération juste et équitable via les réseaux traditionnels de distribution (vente en magasin), ils compenseraient cette perte par des concerts alors que les internautes investissaient en tickets de concert ce qu'ils ont «épargné» lors de l'achat d'un album. De même, les campagnes d'information et de sensibilisation (qui ont suscité une relative prise de conscience du grand public) combinées à une offre légale en ligne de plus en plus attractive en terme de prix et de fonctionnalité valorisent le téléchargement légal. En France, le téléchargement légal a «explosé» en 2005 et le Comité de Suivi de la Charte Musique et Internet a indiqué que les 21 plates-formes musicales légales proposaient désormais plus de 750000 titres.

L'auteure est avocate à la Cour chez AS Avocats (étude d'avocats Assa-Schaack).

1 Exception légale qui permet de faire une copie des oeuvres légalement acquises pour son usage privé.2 Échange de fichiers musicaux3 Discours prononcé le 7 mars 2006 par le Ministre de la culture française, Renaud Donnedieu de Vabres4 Bernard Miyet, président de la Sacem en France lors d'une interview paru dans Le Monde du 13 mars 20065 Article 83 de la loi du 18 avril 20016 Article 10.4 de la loi du 18 avril 20017 TGI Paris du 10 janvier 2006, affaire Phil Collins où le tribunal a interdit, sous peine d'astreinte, à l'éditeur d'utiliser sur un disque une mesure technique de protection empêchant la réalisation de copie privée sur tout support.8 Article 71quater9 Proposition du Parlement et du Conseil d'une directive relative aux mesures pénales visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle

Beryl Bruck
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