Rencontres de la Photographie d’Arles

Surexposition

d'Lëtzebuerger Land du 27.07.2018

« Pourquoi presque tous vos disciples sont des femmes ? », demandais-je, tandis qu’Alara, vingt-six ans, valse autour d’INRI pour corriger l’arrangement de sa couverture ou lui lisser les cheveux. Elle exécute ses tâches avec une sorte de badinage énigmatique qui me frappe comme du quasi-flirt. « À l’échelle mondiale, j’ai à peu près la même quantité de disciples hommes et femmes, me répond INRI. Mais ici, chez les disciples qui me sont le plus proches, il y a plus de femmes. La vie de disciple leur est peut-être plus naturelle. Regardez ce qui s’est passé il y a deux mille ans : tous mes disciples hommes se sont enfuis et m’ont trahi. Quand j’ai été crucifié, les seules qui sont restées avec moi étaient des femmes ».

Le texte est de Jonas Bendiksen, qui dans son projet photographique Le Dernier Testament présenté aux Rencontres de la Photographie d’Arles s’est penché sur sept hommes qui tous prétendent être le Messie redescendu sur Terre. Cette attente est née de l’avant-dernier verset du Nouveau Testament, prophétisant le retour imminent de Jésus Christ : « Oui, je viens bientôt ». Les chrétiens attendent depuis deux mille ans la seconde venue du Christ, annonciatrice de la fin des temps, du jugement des hommes et de l’entrée de l’humanité dans le royaume de Dieu.

Pour ce projet aussi passionnant que farfelu, Bendiksen s’est rendu dans les communautés de sept illuminés aux quatre coins du monde, rencontrant notamment Jésus de Kitwe, chauffeur de taxi sans licence dans le nord de la Zambie ; Moses Hlongwane, ancien bijoutier en Afrique du Sud ; Vissarion, ex-agent de la circulation dans la ville sibérienne de Minusisnsk ; David Shayler, ancien agent du MI5 ; ou encore le fameux INRI mentionné ci-dessus, installé à côté de Brasilia dans un bled renommé Nouvelle Jérusalem. INRI et ses douze disciples (dont neuf femmes) y diffusent la bonne parole via Youtube, Facebook Live et des vidéos de tubes populaires réenregistrés avec de nouvelles paroles célébrant INRI. On peut découvrir dans la très dense exposition à l’Église Sainte-Anne les reprises ultra kitsch de « Toxic » (Britney Spears), « Hotel California » (The Eagles) et « Eye of the Tiger » (Survivor), tandis que chaque néo-messie a droit à sa section richement illustrée et expliquée, avec des textes tirés de l’excellent livre sorti l’an passé chez Gost/Aperture. Une des expositions phares de cette 49e édition du festival arlésien, par ailleurs en dents de scie cette année.

À la Maison des Peintres, Matthieu Gafsou présente H+, un travail de fond sur le transhumanisme, un mouvement qui prône l’usage des sciences et de la technologie afin d’améliorer les caractéristiques physiques et mentales des êtres humains. Des prothèses à la nourriture-médicament en passant par les implants, la cryogénisation ou l’interaction homme-machine, l’exposition montre via des photos froides et peu contextualisées comment notre corps devient un outil personnalisable à loisir, certaines personnes tentant même de se transformer en véritable cyborg.

Le travail de Matthieu Gafsou s’apprécie en bloc, à la lecture des nombreux textes expliquant ce que l’on voit ou croit voir sur les photos, parfois surdimensionnées. H+ est à la fois une glaçante photographie de l’état du rapport humain à la technologie et un questionnement sur les suites potentiellement absurdes à y donner. Une réussite conceptuelle. Au même endroit est présentée l’exposition collective turque Une Colonne de Fumée, dont la pièce centrale est un mur vidéo réalisé par le projet de journalisme citoyen 140Journos, composé de six télévisions diffusant en boucle une compilation d’images mettant l’accent sur la crise que connaît le pays depuis le début des années 2000. 140Journos a été reconnu par Time Magazine comme « le groupe qui est en train de transformer le journalisme en Turquie », de par son mode de diffusion très centré sur les réseaux sociaux. Il fait mouche dans cette installation.

Une des expositions les plus attendues de cette édition était The Train, en co-production avec le Museum of Modern Art de San Francisco et focalisée sur le voyage en train entre New York et Washington, D.C. de la dépouille de Robert F. Kennedy le 8 juin 1863, trois jours après son assassinat. Ce moment tragique de l’histoire américaine (cinq ans après l’assassinat de JFK et deux mois après celui de Martin Luther King) replongea les États-Unis dans un climat de choc, d’autant plus que beaucoup voyaient RFK comme un futur président. D’immenses foules se rassemblèrent spontanément le long des voies de chemin de fer afin de lui rendre un dernier hommage lors du passage du train l’emmenant vers le cimetière d’Arlington.

Les photographies de tous ces gens, de toutes communautés, appartenances religieuses ou classes sociales, devinrent icôniques de par le talent de Paul Fusco, photojournaliste positionné à la fenêtre d’un des 21 wagons du train funéraire. Ses photos exceptionnelles dépeignent un bouleversant portrait de l’Amérique, tel que peu de photographes dans l’histoire ont pu le faire. On y voit des écoliers, des bonnes sœurs, des couples, des familles, des blancs, des noirs, des gens portant des pancartes ou jouant au baseball. Certains sont en hauteur, sur des ponts, des monticules. D’autres au milieu d’un champ ou dans un jardin. La lumière chaude du Kodachrome associée au mouvement du train rend ces images terriblement mélancoliques.

Dans l’exposition The Train, les curateurs y associent deux autres artistes : le Néerlandais Rein Jelle Terpstra qui se lança quatre décennies plus tard dans la gigantesque quête de photos et de films amateurs pris par les spectateurs au bord des voies, et le Français Philippe Parreno dont l’œuvre vidéo reconstitue en 2009 le voyage du train, filmé avec une caméra 70 millimètres et mettant en scène des acteurs dans une réinterprétation de cet événement solennel. L’exposition est intéressante de par la conjonction de ces trois angles, mais les photos de Fusco sont tellement fortes qu’elles phagocytent le propos, rendant les deux autres projets presque anodins.

La belle surprise du festival n’est néanmoins ni Raymond Depardon, ni Robert Frank, ni même Paul Graham, trois monstres de la photographie montrés à Arles, mais un jeune Chinois nommé Feng Li, lauréat du Prix découverte l’an passé et exposé à la Maison des Lices sous le titre Nuit Blanche. On y voit à travers ses yeux malicieux le spectacle surréaliste de Chengdu, ville banale de la Chine d’aujourd’hui.

Le titre de l’exposition rappelle l’activité continue d’un pays où les chantiers ne s’arrêtent jamais et les bars ferment tard, mais fait aussi référence au flash, la lumière blanche dont Feng Li use et abuse pour mettre en lumière ces personnages insolites et ces situations irréelles, autant de rencontres fortuites avec le casting improbable de la réalité. À la manière d’un Martin Parr nocturne, il épingle vieilles dames en fausse fourrure, SDF en errance, hommes en sang ou starlettes en minijupe, chacun contribuant sans le savoir à la grande fiction de la vie ordinaire chinoise. Mais le coup de maître du festival, c’est d’avoir offert à Feng Li une bien nommée carte blanche pour photographier les rues d’Arles pendant la semaine d’ouverture. Les clichés récoltés journalièrement prennent la forme d’une exposition organique à Croisière, sous forme d’un reportage décalé, sorte de fil Instagram collé sur les murs d’un des points névralgiques des Rencontres.

Toujours à la Maison des Lices, on aura découvert la vidéo hallucinante de Guo Yingguang, autre artiste chinoise mettant en lumière l’âge comme principal critère déterminant la valeur des femmes en Chine, où les plus de 27 ans sont surnommées « les femmes qui restent ». La vidéo, remarquable, est filmée en caméra subjective dans un parc de Shanghai et montre la réaction des personnes (souvent les parents d’un homme à marier) à la petite annonce posée au-dessus d’elle, dans laquelle elle a volontairement omis d’indiquer son âge. On reste bouche bée devant ce spectacle digne de la pire télé-réalité, mais bien réel.

Dans les nombreuses expositions proposées aux quatre coins de la cité arlésienne, on retiendra également le beau projet de Patrick Willocq sur l’arrivée de cinquante demandeurs d’asile dans le petit village de Saint-Martory, en Haute-Garonne, ou encore les touchants clichés de Jane Evelyn Atwood dans le Pigalle des années 1970, mises en regard des images de Joan Colom dans le Barrio Chino barcelonais des années 1990. Des petits formats où il faut s’approcher et observer pour saisir tous les détails d’une époque (quasi) révolue.

Enfin, le dernier travail qui mérite de braver l’oppressante chaleur de l’étage du Monoprix où il est montré, est l’exposition encyclopédique d’Olga Kravets, Maria Morina et Oksana Yushko intitulée Grozny : neuf villes. Vu la richesse du contenu, on vous conseille néanmoins d’investir dans le livre, lauréat du Dummy Award 2017 et sans doute le meilleur exemple du genre depuis The Sotchi Project de Rob Hornstra et Arnold van Bruggen. Les images du projet, prises entre 2009 et 2018, forment une réflexion autour des nombreux aspects du drame humain que constitue la guerre, à travers neuf spectres, neuf aspects de la vie en Tchétchénie, neuf villes dans la ville : les hommes, les femmes, les étrangers, les familles ordinaires, le pétrole, la religion, la guerre, l’ancienne ville et l’ascension au pouvoir du terrifiant Ramzan Kadyrov, qui proclame notamment : « Je veux faire en sorte que la république soit plus islamique que les islamistes ».

Les Rencontres d’Arles proposent comme à leur habitude un panorama du meilleur de la photographie contemporaine, mais aussi un peu trop de travaux peinant à convaincre. Les nouveaux lieux apportent certes un vent de fraîcheur patrimoniale mais pas toujours physique, la chaleur étant par endroits accablante. Globalement, l’édition nous paraît moins percutante qu’en 2017, plus dispersée, et on y sent plus qu’avant l’influence des professionnels de l’image (galeries, éditeurs) jusque dans le prix du livre photo-texte, attribué cette année à un ouvrage, War Primer 2 d’Adam Broomberg et Olivier Chanarin, publié originellement en… 2011 et vainqueur du prix Deutsche Börse en 2013 ! Un faux-pas inhabituel pour la grande messe mondiale de la photo, qui fêtera son demi-siècle d’existence en 2019.

Sébastien Cuvelier
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