Science, perspectivisme et changement climatique

Sainte Greta et la termitière

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

Longtemps, ce n’était qu’un phénomène américain : faire de la question climatique une question identitaire. Le déni de l’urgence climatique est aux États-Unis le plus souvent couplé à l’affirmation d’une identité politique républicaine, évangélique ou libertaire. Aux yeux de nombreux Américains, la crise climatique est une supposition à laquelle on peut choisir de ne pas croire. Les Européens acceptent quant à eux les calculs du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). La droite conservatrice et surtout l’extrême droite ont plutôt tendance à nier que les humains sont à l’origine des excès de CO2. Cependant il y a une année un nouveau phénomène a émergé : Il est devenu à la mode de discréditer les jeunes activistes du mouvement écologiste « Fridays for Future » en lui accolant une terminologie religieuse… et donc d’imiter le débat américain en le communautarisant et en l’idéologisant.

Ainsi Rémy Prud’homme, professeur d’économie émérite (Paris XII), s’exclame sur le site libertarien Contrepoints que le mouvement Fridays for Future (FFF) ne serait qu’une religion avec Greta en Sainte suprême. Ce constat suffirait pour comprendre le mouvement FFF : « On a sans doute là un début d’explication du phénomène. Le réchauffisme est une religion. » Ce discours religieux qui a pour but de dénigrer le mouvement se retrouve dans différents médias, notamment dans la Neue Zürcher Zeitung. En août 2019, le théoricien des médias Norbert Bolz écrit que l’engagement pour l’écologie serait infantile. Cette génération d’activistes générerait des sentiments qui rappellent « l’extase religieuse ». De plus, ces « éco-prophètes » seraient les plus ardents ennemis de la modernité. Finalement, son argumentation bascule dans celle des théories du complot : le but de cette « religion verte » serait d’alimenter le commerce de produits bio, car elle serait financée par celui-ci.

Le 5 octobre 2019, le député CSV Laurent Mosar tweetait : « Die Rufe radikaler Klimaapostel nach einem autoritären Staat sollten uns hellhörig machen... » Un jour avant, il avait expliqué sur le même média : « Ich nehme den Klimawandel ernst, bin aber zunehmend genervt von den Weltuntergangspropheten die mir jeden Tag das Ende der Welt ankündigen... » Avec ce tweet, il confirmait une fois de plus que la droite européenne ne remet pas en cause la réalité du réchauffement climatique, mais voudrait plutôt jouer le jeu des catégorisations identitaires en employant une terminologie religieuse.

À côté de cette position mosarienne se trouvent quelques rares climato-sceptiques refusant de prendre au sérieux les données du GIEC, car elles émaneraient d’entreprises foncièrement idéologiques. Certes, il existe des études scientifiques qui cachent leurs intérêts financiers ou qui communiquent des conclusions encore provisoires comme étant des faits établis. Cependant, le GIEC n’est pas une petite boîte qui travaille pour un financier de l’industrie privée. En tant que réseau transnational, il n’œuvre pas non plus en faveur d’un seul État-nation – même si des scientifiques représentant différents gouvernements négocient avec lui. Il s’agit d’un organisme intergouvernemental qui travaille avec une centaine d’experts, spécialistes de divers domaines et employés principalement par des structures universitaires englobant différentes disciplines, institutions et continents. Par ailleurs, ses membres ne cachent pas leurs débats sur des sujets controversés à l’intérieur même du GIEC. Et finalement, ces chercheurs ne prescrivent pas de remèdes politiques et se limitent à présenter les (futurs) scénarios écologiques possibles.

Mais Greta ne serait pas Greta si elle affirmait que différentes formes de savoirs ne peuvent pas se côtoyer. C’est une jeune fille qui, par principe, ne joue pas la carte de la concurrence des savoirs-faire – un jeu qui empoisonne beaucoup de débats. Début octobre 2019, elle s’est rendue à une manifestation organisée par des indigènes américains du Dakota du Sud et a affirmé que les voix de ces personnes doivent être entendues : « On doit les écouter, car ils ont un savoir qui est actuellement nécessaire ». Et on pourrait presque soupçonner qu’un leader Sioux ait rétorqué aux essayistes qui adorent comparer Greta à une sainte pour se moquer d’elle, en proposant de l’honorer avec une expression lakotienne qui veut dire « La femme venant du ciel » (« Mahpiya Etahan hi wi »).

Lorsque Greta nous appelle à prendre au sérieux la science, cela n’implique pas que le monde doive se transformer en marionnette d’une « politique scientifique », où une classe d’experts dicterait la manière dont nous devrions vivre, ce qui s’apparenterait à une société antidémocratique. Elle propose que dans chaque débat démocratique, nous partions du constat, malheureusement non négociable, que la crise climatique constitue une urgence mondiale. Les institutions démocratiques doivent assurer que le public puisse examiner, dans un échange continu, quelles actions collectives peuvent être justifiées politiquement, juridiquement et éthiquement.

S’ajoute à cette demande au sein du mouvement écologiste une veine créative pour mobiliser l’héritage rituel de l’humanité. Ainsi, en Islande, des écologistes se sont retrouvés en août dernier pour les funérailles d’un glacier. Le 20 septembre, une cérémonie d’enterrement se tenait également sur le Pizol, dans le canton de Saint-Gall. Elle a été initiée par Matthias Huss, un glaciologue de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH).

Il y a un peu plus d’un siècle, le sociologue Émile Durkheim écrivait que l’un des moteurs importants de chaque communauté serait « l’effervescence collective ». Ce sont des moments d’émotion partagés dans lesquels l’attention et l’émotivité des personnes présentes convergent et se renforcent mutuellement. Le psychologue Robin Dunbar parle en occurrence de rituels, d’activités qui stimuleraient la libération d’endorphines. Ainsi, les rituels seraient un excellent outil pour intégrer une grande masse de personnes dans un seul corps social, sans qu’aucun contact direct entre celles-ci ne soit nécessaire. Un état incontournable, si l’on a pour objectif de survivre en tant que groupe.

Pour tout mouvement, il est probablement nécessaire de mobiliser l’imaginaire et la dimension émotive – et les jeunes « hystériques » de Fridays for Future le font de manière non-violente et originale. Le reproche de Norbert Bolz aux jeunes selon lequel ils cultiveraient l’extase peut alors se traduire dans un constat : ils savent qu’une contestation ne se nourrit pas seulement de chiffres abstraits. En revanche, ces dynamiques de groupe peuvent aussi provoquer un malaise : en observant Extinction Rebellion on peut se demander si ce groupe a une ligne suffisamment claire et démocratique pour ne pas déraper sur une mauvaise pente. Les collectifs ont cela de particulier qu’ils permettent à des individus de se dépasser – pour le meilleur et pour le pire. Les rituels et les démonstrations sont des technologies culturelles qui ne sont pas toujours des placébos… mais peuvent se transformer en nocébo.

La personne qui a le plus expérimenté ces dynamiques basées sur des rituels est l’activiste éco-féministe Starhawk. Et peut-être a-t-elle trouvé des pistes pour ne pas rester coincée dans les sables mouvants de l’activisme purement contestataire. La philosophe Emilie Hache, qui s’est penchée sur l’approche de Starhawk, écrit que prendre part aux mouvements d’action directe non violente (pour la paix, contre le réchauffement climatique, etc.) constitue une façon de pratiquer la magie : Il s’agirait d’un art qui sert à fabriquer « un nouveau sens du possible ». Réduire la peur en l’exprimant, tel serait l’acte magico-politique : « Le fait même de la faire exister collectivement transforme cette émotion personnelle, ‘incapacitante’, en un problème politique, mais donc immédiatement aussi en une source possible d’émancipation collective. » Le second acte consisterait à nommer ce que l’on souhaite voir à la place du désespoir : c’est ce que Starhawk appelle « créer une vision ». Il s’agit donc de dispositifs qui nous protègent du cynisme, du business-as-usual et du désespoir.

Et quand Greta proclame qu’il faut prendre au sérieux le savoir des indigènes, nous pouvons ajouter que ceci est déjà le cas dans les sciences humaines. Désormais, on remet en cause l’universalité de l’opposition entre nature et culture. L’anthropologue Philippe Descola nous dit que le mot « culture » n’a que peu d’importance pour les peuples de l’Amazonie. Cela ne veut pas dire selon lui qu’il faudrait cultiver des idées romantiques : La nature n’est pas une mère bienveillante et indulgente. Les peuples indigènes d’Amazonie ou de Sibérie savent que lorsqu’ils partent à la chasse, ils peuvent tout aussi bien être les chassés. Ce n’est pas dans une nature immaculée et sauvage que les anthropologues veulent nous conduire. Selon eux, pour comprendre la crise climatique, il faudrait désormais partir du constat que l’humain à un rapport au monde profondément symbiotique.

La frontière entre un organisme et son entourage est floue et chaque humain s’avère déjà un écosystème complexe habité par différentes formes de vivants – bactéries, microbes… Ou comme le rappelle Michael Hampe dans Tunguska oder Das Ende der Natur pour remettre en cause la dichotomie culture/nature : parfois la nature nous entrave par la maladie ou la mort. Mais ce n’est pas pour cette raison que Hampe voudrait que le terme « nature » prenne sa retraite. Pour lui il faudrait arrêter de prétendre qu’elle existerait comme un objet d’expérience et d’observation qu’on pourrait capter dans sa totalité (im Gesamtzusammenhang).

Pour la philosophe islandaise Guðbjörg Rannveig Jóhannesdóttir, c’est justement le corps qui connecte le sujet humain à son environnement. Nous faisons partie du monde, car nous sommes des êtres incarnés (« embodied »). Notre être au monde n’est pas seulement logiquo-cognitif, mais serait avant tout expérientiel au quotidien. En outre, l’humain reste l’animal par excellence qui vit dans des groupes qui sont profondément façonnés par un « sens partagé » (« shaped by shared meaning »). Et justement ce sens partagé a une dimension matérielle et métaphysique : il se manifeste dans nos idées mais aussi dans nos technologies ainsi que nos manières de vivre qui… transforment profondément le monde.

Dans une veine similaire, la sociologie contemporaine est actuellement agitée par la notion de « relation au monde ». Ainsi, Hartmut Rosa écrit dans son livre Résonance : une sociologie de la relation au monde que les sujets ne se tiennent pas « face au monde », mais « dans le monde ». Un monde auquel « ils sont inextricablement liés et dont ils sont séparés par des frontières plus ou moins mouvantes ». En relisant les théories durkheimiennes à travers les lunettes des sciences sociales du XXIe siècle, on pourrait réfléchir à les élargir à notre rapport au monde. Car les actions collectives ne transforment pas seulement les rapports entre humains, mais aussi ceux entre humains et non-humains. C’est pour cela que les funérailles des glaciers se déroulent sur un lieu précis : là où se trouve encore un reste de glace morte sous des éboulis et des gravats.

Cependant, il ne serait pas juste de dire que seules les sciences sociales, les peuples indigènes et Greta s’intéresseraient aux liens entre nature et culture, vivant et non-vivant, l’individu et le monde. Ainsi dans le livre Underbug – An Obsessive Tale of Termites an Technology, la journaliste Lisa Margonelli nous fait part de réflexions d’un entomologiste : « Il y a des questions difficiles auxquelles les scientifiques sont confrontés. Pourquoi dit-on que le termite est vivant mais pas la termitière ? », demande-t-il. Chaque organisme veut transformer son environnement à son avantage, créer de l’ordre, de l’homéostasie. Mais l’entomologiste va encore plus loin dans son analyse : il ne voit pas seulement dans la termitière une zone d’homéostase, mais une mémoire externe et collective, une zone dans laquelle les termites individuels se transforment en quelque chose qui est plus que la simple somme de ses parties. La termitière accomplit des exploits dont le termite seul ne serait pas capable. Tout comme le mouvement Fridays for Future a un impact qu’un activiste seul ne pourrait avoir.

Ces réflexions élaborées en sciences humaines ou par des scientifiques sur le terrain ne sont pas si distincts de ceux qu’expriment certains peuples indigènes. De plus, les ethnologues disent que les chasseurs-cueilleurs accordent par moments des points de vue aux plantes et aux animaux. Cet « exotisme » aussi peut fondre sous nos yeux si nous lisons les motivations qu’a avancées le glaciologue Matthias Huss pour les funérailles du glacier Pizol. Il déclarait à l’Independent : « J’étais d’innombrables fois sur ce glacier. C’est comme la mort d’un bon ami. »

En se penchant sur la biographie d’Alexander von Humboldt (1759-1859), telle que rédigée par Andrea Wulf, il est possible de découvrir une pensée similaire. Pour Humboldt, la nature n’est pas seulement à découvrir à travers les instruments scientifiques, car il y a des aspects qui ne sont pas mesurables. Cependant, pour y avoir accès, l’humain dispose d’un instrument. La nature lui parle à travers un langage qu’il connaît : celui de son âme (Gemüt). Pour avoir accès à ce langage, il faudrait combiner ses observations avec ses perceptions et son imagination subjective.

Les scientifiques de l’époque romantique considéraient la nature comme une danse perpétuelle entre différents sujets qu’on pourrait nommer « coévolution ». Pour appréhender cette danse il faudrait cultiver le multi-perspectivisme : voir le monde à travers les points de vue des plantes, des animaux, des champignons et ainsi de suite. Et ma voisine qui va promener son chien chaque jour, qu’en pense-t-elle ? En l’observant parler à son chien comme à un être avec une subjectivité propre, on peut s’imaginer qu’elle devrait adhérer à cette pensée.

Évidemment, la méthode de Humboldt n’est pas appliquée par les scientifiques du GIEC. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les sciences naturelles ont érigé toutes sortes de nouveaux instruments qui servent de bastion contre la subjectivité du chercheur – ce qui a permis l’extraction de données plus précises dans un certain nombre de disciplines. Mais le politique et le culturel ne sont pas devenus totalement absents des quêtes scientifiques : chaque société décide sur quels phénomènes elle veut produire du savoir.

Ainsi, pour comprendre ce que cela pourrait être que « la nature », comment les humains vivent dans leurs environnements et les rapports aux mondes qui se créent, il faut recourir aux sciences humaines. Enfin, il y a des « vérités » auxquelles seulement l’art nous donne accès. Lire un roman, c’est aussi voir le monde à travers d’autres yeux, c’est se mettre dans la tête de quelqu’un d’autre. Le perspectivisme n’est pas inutile. Il peut protéger de l’enfermement dans des identités figées et communautaristes.

Stéphanie Majerus
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