Le droit d’auteur en question (1)

Poly-contenus poly-supports

d'Lëtzebuerger Land vom 23.02.2006

Établis, contestés, encensés, controversés, les droits d'auteur n'ont de cesse de s'adapter: s'adapter à l'environnement technologique et culturel, au développement des connaissances et à la diffusion du savoir. Une mutation juridique s'opère et révèle des changements profonds: le droit d'auteur serait en passe de devenir un facteur substantiel de richesse de l'Union européenne. Dès lors, les sociétés de gestion collective de droits d'auteur sont priées de trouver la recette-miracle à la nécessaire création d'un nouveau cadre juridique, lequel permettrait le développement des industries du droit d'auteur. La problématique actuelle du droit d'auteur liée à l'explosion de modèles commerciaux nouveaux renvoie à la question originelle de la rémunération du droit d'auteur. L'apparition de l'imprimerie a suscité le souci d'assurer la protection des intérêts pécuniaires et moraux mis en jeu par l'exploitation des oeuvres de l'esprit. La reconnaissance sociologique d'un principe de rémunération pour un travail intellectuel perçu comme non productif au sens des critères économiques de l'époque, créait, de facto, l'existence du statut social et juridique d'auteur. En France, c'est la législation révolutionnaire qui élabore les prémisses de la reconnaissance des droits d'auteur sur les oeuvres littéraires. Deux courants doctrinaux s'affrontent alors, celui d'une propriété illégitime selon Condorcet («Qui pourrait prétendre s'approprier les idées qui sont utiles au progrès de l'Humanité?») et celui de la propriété originelle des auteurs tel Beaumarchais («Ses propres pensées, les sentiments de son Coeur» parlant de Diderot). Protégée par la loi française en 1793 pour une durée de dix ans, l'oeuvre voit sa durée de protection évoluer jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur. À l'expiration du délai de protection, l'oeuvre tombe dans le domaine public et peut alors être librement reprise, sous réserve des droits des tiers. Longtemps, les rapports économiques liés au droit d'auteur se limitaient aux seules relations «créateurs-industriels». Désormais, à la diversité en amont des créateurs (écrivains, musiciens, auteurs-compositeurs, cinéastes, producteurs et société de production) s'ajoutent en aval les entreprises de l'industrie du divertissement, les sociétés de radiodiffusion et les consommateurs. Ces divers acteurs du droit d'auteur sont condamnés à trouver ensemble la réponse juridique adéquate face à leurs besoins de «poly-contenus poly-supports». Le droit d'auteur relève de la propriété intellectuelle à l'instar d'autres droits dits industriels (droit des marques et brevets). À l'inverse de ces derniers, le droit d'auteur existe à compter de sa création à supposer qu'elle soit originale et ce sans enregistrement préalable. Son objet est d'assurer la protection des intérêts pécuniaires et moraux des créateurs d'oeuvres littéraires et artistiques originales, quels qu'en soient le genre, la forme ou l'expression, y compris les photographies, les bases de données et les programmes d'ordinateurs. En droit luxembourgeois, les droits d'auteur sont définis à l'article 1er de la loi modifiée du 18 avril 2001 sur les droits d'auteur, les droits voisins et les bases de données. L'auteur bénéficie de deux sortes de droits: le droit moral et les droits patrimoniaux. Le droit moral permet à l'auteur de faire respecter le droit à son nom (droit de paternité), au respect de son oeuvre (droit au respect) et à la divulgation de son oeuvre (droit de divulgation). L'auteur apprécie le moment et l'état dans lequel l'oeuvre sera portée à la connaissance du public. Les droits patrimoniaux comprennent le droit de représentation (droit d'autoriser ou d'interdire la communication de son oeuvre au public par un procédé quelconque) et le droit de reproduction (droit d'autoriser ou d'interdire la fixation matérielle de son oeuvre par tout procédé). Le créateur d'une oeuvre d'art bénéficie en plus d'un droit de suite lequel lui permet, ainsi qu'à ses héritiers ou ses ayants droit, de percevoir un pourcentage lors des ventes privées de son oeuvre par un professionnel du marché de l'art. L'extraction non autorisée d'une base de données, la reproduction intégrale d'un livre, la diffusion du dernier succès musical pour vanter les mérites de sa société et le téléchargement illicite de musiques sur Internet sont certes pratiques, mais ces oeuvres intellectuelles sont le produit du travail d'auteurs, d'interprètes, d'éditeurs, etc. qui seraient étonnés d'apprendre l'utilisation de leurs créations sans leur accord! Loin d'être anecdotiques, ces situations se rencontrent encore fréquemment. La rémunération des créateurs provient des recettes liées à l'utilisation de leur création dans le monde. Ces recettes sont collectées pour leur compte par diverses sociétés de gestion collective. Ces sociétés s'occupent de la tarification, de la perception et de la redistribution des sommes perçues aux créateurs qui en sont membres. Les personnes qui désirent exploiter des oeuvres ou des prestations protégées doivent obtenir préalablement l'autorisation des titulaires des droits et payer une redevance. Ainsi en est-il au Luxembourg des sociétés de gestion collective Sacem, Agicoa et de la toute récente Luxorr, lesquelles doivent s'imposer dans un environnement juridique encore incomplet (le règlement grand-ducal relatif à la copie privée est attendu pour bientôt). Leur combat juridique se heurte à la nature de ce droit de propriété incorporelle lequel suppose l'acceptation de la séparation entre le support matériel et les droits d'auteur, et l'adaptation des modalités d'exercice de ce droit. Il existe une multitude de situations complexes où les droits moraux restent la propriété de l'auteur et où tout ou partie des droits patrimoniaux peuvent être cédés à l'éditeur, au producteur. Au Luxembourg par ailleurs, les droits moraux sont personnels et cessibles (depuis une modification législative intervenue en date du 18 avril 2001) pour autant qu'il ne soit pas porté atteinte à l'honneur ou à la réputation de l'auteur. Cette cessibilité du droit moral s'inscrit dans une logique juridique économique pragmatique. À l'inverse, elle se départit de celle d'autres pays tels que l'Allemagne et la France, lesquels opposent le caractère inaliénable du droit d'auteur. Ainsi semble-t-il que dans la controverse actuelle, le Luxembourg se situe à la croisée des chemins tentant de concilier les avantages d'un système en évitant les inconvénients de l'autre dans les limites fixées par le droit communautaire. En effet, à ce jour, bien que la Directive 2001/84/CE relative au droit de suite ait été transposée dans la législation luxembourgeoise en 2004, bien avant le délai de transposition fixé au 1er janvier 2006, le règlement grand-ducal relatif au droit de suite n'a pas encore été publié. Le droit d'auteur a depuis lors fait, plusieurs fois l'objet de législation communautaire en vue de son harmonisation afin d'éliminer les entraves aux échanges et de s'adapter à de nouvelles formes d'exploitation. Ainsi en est-il de la Directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle dont le délai de transposition est fixé au 29 avril 2006 et sur laquelle le groupe de travail constitué en avril 2005 par le Conseil de gouvernement travaille actuellement dans une démarche toujours plus pragmatique que dogmatique. Cette directive vise à créer des conditions d'égalité pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle (droit d'auteur, droits voisins, marques, dessins ou modèles, brevets...) dans l'Union afin qu'ils puissent bénéficier de mesures et de sanctions efficaces, dissuasives et proportionnées pour lutter contre la contrefaçon et la piraterie. Après sa transposition, tous les États-membres de l'Union devraient disposer d'un cadre juridique comparable, à la disposition des titulaires pour la défense de leurs droits de propriété intellectuelle. Comment le droit d'auteur va-t-il s'adapter face à la mutation de nos habitudes de consommation des biens culturels? Extinction ou adaptation pour sa survie? Parions que le droit d'auteur recèle des potentialités d'innovation dans l'optimisation de sa commercialisation (introduction de mesures complémentaires sur la gestion des droits et la concession de licences). Néanmoins, cette adaptation du droit d'auteur et son harmonisation juridique ne se conçoivent que si les clivages actuels au niveau européen entre des approches culturelles très différentes peuvent être dépassés. Compte tenu de la diversité des contenus de produits numériques et de l'expansion de technologies de plus en plus convergentes (l'ordinateur, la téléphonie et l'Internet), une solution de compromis favorable à l'essor de la création intellectuelle et à sa plus grande diffusion doit être trouvée. Elle permettrait, grâce à la mise en place de moyens appropriés, de rémunérer au mieux les créateurs et de préserver les intérêts des acteurs dépendant du droit d'auteur (tant les fabricants de support ou de contenants que les fournisseurs de contenus). In fine, eu égard au sentiment négatif de certains sur la légitimité du droit d'auteur développé sur le seul critère de la simplicité de la création numérique, c'est la place du bien culturel dans nos sociétés européennes qui pourrait vaciller: de la sacro-sainte oeuvre artistique à un simple produit marketing. Cette solution ressortira soit d'une autorégulation du marché en élaborant de nouveaux modèles commerciaux pour l'environnement numérique soit de lignes directrices suivies d'un code de conduite adoptés par les sociétés de gestion collective soit de l'adoption d'une directive-cadre. En toute hypothèse, c'est par la réappropriation de la légitimité d'un droit privatif sur la création intellectuelle et l'efficacité des modalités d'application de ce droit que le droit d'auteur assurera une incitation indispensable à une création de haut niveau.

L'auteure est avocate à la Cour chez Linklaters Loesch.

Emmanuelle Ragot
© 2023 d’Lëtzebuerger Land