Il y a de nombreuses objections légitimes aux diverses applications de l’intelligence artificielle, mais il en est une qui n’est pas suffisamment prise en considération : celle de son rôle d’accélérateur de la crise climatique. La première dimension qui vient à l’esprit à cet égard est sa propre empreinte carbone, déjà non négligeable et appelée à croître exponentiellement à mesure que de nouvelles usines de serveurs voient le jour. Cet aspect devrait en soi suffire à susciter la méfiance de tout un chacun soucieux de ménager une trajectoire crédible de décarbonation. Mais on aurait tort de s’arrêter là. En effet, loin de contribuer à une sortie des énergies fossiles, comme l’afffirment certains apologistes, l’intelligence artificielle perpétue très concrètement leur règne en aidant les compagnies pétrolières à extraire encore davantage d’hydrocarbures.
L’écart le plus béant entre les affirmations des apologistes et la réalité est sans doute visible chez Microsoft. Lorsque Will Alpine, qui se décrit sur son profil LinkedIn comme informaticien et activiste climatique, commence en 2020 à travailler dans la firme fondée en 1975 par Bill Gates, il croit dur comme fer qu’il va contribuer, à travers son travail, à résoudre la crise du réchauffement. La firme vient de s’engager non seulement à atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2030, mais à retirer d’ici 2050 l’ensemble de ses émissions de gaz à effet de serre depuis sa création. Dans ce contexte, Alpine est chargé de développer des outils permettant aux utilisateurs des plateformes d’intelligence artificielle de Microsoft de le faire de manière éthique et écologiquement responsable. Au sein d’un groupe appelé « Green AI » mis en place par ses soins, il contribue à développer l’outil CarbonAware SDK, qui aide les programmes informatiques à prioriser les tâches gourmandes en énergie lorsque l’électricité disponible est d’origine renouvelable. Il rencontre à cette époque
Holly, responsable au sein de la firme d’un cercle consacré au développement durable fort de 10 000 membres.
Au bout d’un an et demi, le couple commence à percevoir les premiers signes que l’engagement de Microsoft n’est pas aussi entier qu’il n’y paraît. Depuis 2019, secrètement, Microsoft commercialisait activement auprès de compagnies pétrolières ses services d’intelligence artificielle pour les aider, à coup de cloud computing, de machine learning et d’algorithmes spécialisés, à extraire de champs de pétrole déjà exploités les dernières poches d’hydrocarbures ou à optimiser de futurs forages. L’IA s’avère en effet remarquablement douée pour déduire de données sismiques les signaux indiquant la présence de telles poches. Ainsi, un contrat conclu entre Microsoft et Exxon allait aider cette compagnie à produire 50 000 barils de plus par jour au Texas et au Nouveau-Mexique, soit 6,4 millions de tonnes additionnelles de carbone émises dans l’atmosphère chaque année, et plus généralement à améliorer son taux de succès lors de ses forages. Avec Chevron, l’objectif d’une collaboration était « d’accélérer de manière dramatique la vitesse à laquelle nous parvenons à analyser les données pour créer de nouvelles opportunités d’exploration », notamment pour les puits de fracking. Quant à BP, elle comptait sur la technologie de Microsoft pour « investir encore plus dans le pétrole et le gaz ».
Impossible de concilier de tels contrats, dont le CEO de Microsoft Satya Nadella confirme l’existence lors de rencontres avec des employés et qu’il justifie par le besoin d’accompagner les compagnies pétrolières dans leur transition vers l’énergie propre, avec les promesses de la firme en matière de décarbonation. Lorsqu’en janvier 2024, il devient clair pour Will et Holly que Microsoft entend exploiter ce filon jusqu’au bout, ils se résolvent, profondément déçus, à quitter le navire. Dans un entretien à la newsletter Heated, Will reconnait que certaines activités de Microsoft vont dans le bon sens en matière climatique, mais explique qu’il est impossible d’ignorer la taille des dommages infligés au climat du fait de ses collaborations avec les compagnies pétrolières.
Les plateformes que développent OpenAI, Google, Microsoft, Amazon et autres géants de la tech à coup d’investissements et prises de participation mutuelles chiffrés en centaines de milliards de dollars sont vantées comme un nouveau front pionnier technologique plein de promesses. Ceux qui s’inquiètent de leurs potentiels impacts négatifs sur les marchés du travail, sur l’enseignement, sur la création artistique et culturelle, notamment, sont typiquement rembarrés par une réponse expéditive du genre « il n’y a rien à faire, on ne peut pas arrêter ce train », ainsi que d’assurances que tous ces risques pourront être maîtrisés. Sauf que l’exemple de Microsoft, facilitateur impénitent de l’extraction pétrolière, démontre que ce n’est pas que de risques qu’il est question, mais de méfaits climatiques avérés. Tant que ces plateformes ne fournissent pas la preuve détaillée que chacune de leurs utilisations constitue une contribution nette à la décarbonation, il est plus que légitime de s’opposer à leur déploiement généralisé. Il n’y a pas de place, dans un monde qui cherche à accélérer la décarbonation, pour des technologies dégoulinantes de brut.