Islam

L’islam n’existe qu’au pluriel

d'Lëtzebuerger Land vom 25.07.2014

Dans son ouvrage « Ce que je crois », paru dans la série du même nom chez l’éditeur Bernard Grasset en 1962, François Mauriac s’interrogeait sur ses liens avec les catholiques pratiquants dont il ne partageait pas l’interprétation de la foi et les opinions politiques : « Je me sens d’autant plus étranger et même hostile à certains hommes que je les vois professer le même crédo que moi, s’agenouiller à la même table, partager le même pain. » Mauriac ne se sentait pas à l’aise aux côtés de ces dévots qui n’avaient pu s’empêcher « de haïr et de mépriser les Juifs ou sinon de les haïr et de les mépriser du moins de les considérer en tant que Juifs comme une race suspecte, et de même, trop souvent les Arabes en tant qu’Arabes. » L’écrivain était conscient que l’on pouvait réciter les mêmes prières sans pour autant partager la même conception de celui à qui on les adressait. Cette difficile coexistence au sein du catholicisme n’était bien évidemment pas un phénomène nouveau à l’époque où l’auteur de Thérèse Desqueroux écrivait. Et ce conflit est encore bien vivant aujourd’hui comme le rappelle l’attitude de certains milieux catholiques de droite qui dénoncent François, « le pape marxiste » .

Cependant s’il est bien une religion qui est aujourd’hui profondément déchirée, c’est l’islam. Depuis l’instauration d’un califat par l’Etat islamique dans les territoires que contrôlent ses milices en Syrie et en Irak, les vidéos de jeunes gens à la barbe fleurie qui brandissent des kalachnikovs et les commentaires de spécialistes de l’islam et de musulmans éclairés qui nient l’islamité des pratiques et croyances salafistes et peignent le portrait d’un islam tolérant et ouvert alternent dans les médias. En terre d’Islam aussi le fait de prier dans la même direction ne signifie nullement que l’on ait envie de cheminer ensemble. Mohammed semble avoir été conscient que sa communauté se fractionnerait. Selon un « hadith » (un dit du prophète), il aurait annoncé qu’elle se diviserait en 73 sectes. Malheureusement, il remarqua aussi qu’il n’y en aurait qu’une seule qui irait au paradis et, depuis ce jour-là, toutes les communautés rivales affirment être l’heureuse élue. Cependant ces paroles du prophète doivent être interprétées en tenant compte d’un autre « hadith » invitant les croyants à la prudence avant de dénoncer en tant que « mécréants » d’autres musulmans dont ils ne partagent pas la vision de l’islam.

Peut-être qu’il s’agit là d’un conseil que se devraient de suivre aussi les commentateurs et musulmans médiatiques. Certes l’on peut avoir plus de sympathie pour un poète et penseur tel que Nuri Pakdil qui déclare, avec une verve guévariste à peine dissimulée, que le rôle du musulman est d’être auprès de l’humanité asservie et opprimée, que pour Ibrahim, le calife autoproclamé et son idéologie réactionnaire. Cependant l’humanisme religieux de Pakdil, tout comme le fondamentalisme postmoderne d’Ibrahim sont basés sur une interprétation des textes de l’islam. Leurs lectures de ces textes sont fondamentalement différentes, mais elles se réclament du même livre et du même prophète. Il en va de même, bien entendu, au sein des traditions chrétiennes. Comme le notait Mauriac lors de la « Semaine des intellectuels catholiques » en 1954, alors que commençait la guerre d’Algérie, « ce n’est pas l’imitation de Jésus Christ, mais l’imitation des bourreaux de Jésus Christ, au cours de l’histoire, qui est devenu trop souvent la règle en Occident chrétien (…) ». Or cette imitation des bourreaux n’était-elle pas aussi légitimée par une interprétation des livres sacrés, des textes théologiques et de la tradition qui aboutissait à la déshumanisation de ceux qui pensaient, croyaient ou vivaient autrement. Les religions sont toujours ce que les hommes en font. Et les écritures saintes ce qu’en font leurs exégètes. Est-il dès lors possible de parler de l’islam au singulier, d’évoquer seule interprétation correcte ?

Et c’est peut-être là que se reporter aux écrits du premier grand-rabbin du Luxembourg, Samuel Hirsch pourrait s’avérer intéressant. Dans un contexte où il était attaqué à la fois par des penseurs antijuifs et des critiques juifs orthodoxes de son réformisme, il définissait le judaïsme en 1843 comme suit : « Est-ce un mosaïsme pur ou bien est-ce le Talmud. En vérité, ce n’est ni l’un, ni l’autre. Le judaïsme a engendré le mosaïsme, le Talmud et bien d’autres choses encore. Tous ces produits, compris ensemble, et non pas individuellement, sont le judaïsme. » Pour Hirsch, la compréhension du judaïsme exigeait une étude de toutes ses expressions : Il intégrait à la fois Baruch Spinoza et Moses Mendelssohn, deux pôles opposés de la pensée juive, dans son corpus de textes à méditer.

Comprendre l’islam à l’ère du djihad demande donc une approche similaire, qui embrasse toutes les manifestations de l’islam, même si cela est difficile et douloureux pour les avocats d’un islam des Lumières et leurs compagnons de route. Voir des fanatiques sanguinaires se réclamer de la même religion que Roumi et la sympathique voisine est difficile à accepter. Néanmoins l’on ne peut parler d’islam qu’au pluriel.

Laurent Mignon
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