Schlechter, Lambert:

La quadrature du texte

d'Lëtzebuerger Land du 15.07.2004

Le dernier recueil en date de Lambert Schlechter est une suite de poèmes qui s'escriment à tout dire en presque rien: "on peut tout dire en quatre vers/anciens quatrains de Yang Wan li/et de Han Shan et de Lu Yu/ils ont tout dit j'écris pour eux". Ces quatrains pensent aussi à Li Po, à Tu Fu, à Su Shi, à Su Tung po comme ils auraient pu penser aussi aux Rubaïyat de Khayyam. Mais qu'il s'agisse de haïkus ou de rubaïyat ou encore de quatrains tout revient au même. Où "tout" et "même" sont synonymes de "rien" ou de ce "presque rien" qu'offre la quadrature du texte. 

Que fait le haïku? Il restreint l'espace du poème pour l'étendre à l'infini de l'essence. Essence de l'être du désir redoutant le néant. La forme, le haïku mais aussi l'alexandrin et parfois l'impair verlainien, est une contrainte. Il y a longtemps Maâri en souffrit qui, non voyant, ne pouvait même pas voir les formes. Pris dans les quadratures qu'il a choisies, le poète peut s'affranchir. C'est peut-être pourquoi Schlechter pense à Queneau. On sait tout le profit que l'OULIPO tira de la contrainte librement consentie. 

Il faut des contraintes pour que la liberté s'affilie au désir et aspire à s'exercer: "l'octosyllabe c'est le rythme/de la chanson en bleu mineur/j'ai arrêté de poétiser/je fais des notes je fredonne". Dès lors, le poète peut s'adonner à une autoscopie qui le conduit à formuler un pendant au cogito cartésien où l'effroi d'être et celui d'être pour le néant deviennent le signe de l'être (il n'y a pas en français un mot pour dire tout à la fois "preuve", "signe" et "verset" comme en arabe, par exemple): "peur de peur et besoin de peur/car la peur c'est au fond de nous/ce tremblement de la vie/ça va? - je tremble, donc ça va". 

Et le poète de fredonner, de chanter et de penser à la musique et cela va de Patricia Kaas à Tchaïkovski en passant par Brel dans un syncrétisme musical qui n'est pas sans rappeler le syncrétisme culturel d'un poète qui est avant tout un grand lecteur. Qu'y a-t-il à fredonner? D'abord les amours. Chacun doit chanter sa Laure: "sur ma guitare monocorde/je pétrarquise mon amour/petit génie petit poème/ça ne fera jamais sonnet". Oui. Comment clamer son amour autrement? 

La question ne vaut que par ceci qu'elle donne une raison pour écrire (je parle d'autre chose que des SMS ou des e-mails)? Et la question se pose autrement pour le poète: à quoi bon écrire, question qui cache à peine une autre, encore plus lancinante, encore plus poignante, plus ontologique: à quoi bon être? Le poète écrit, dit-il "... par incapacité/de renoncer à l'écriture". Les haïkus qui suivent sont de nature érotique pour signifier qu'écrire tient de l'érotique ou mieux encore, pour signifier ce désir de trouver un correspondant érotique à l'acte d'écrire. Il s'agit d'un érotisme qui ne recule devant aucune verdeur comme pour la synonymie du mot. Les ébats amoureux sont l'occasion d'un déchaînement du désir d'être, d'un avant-goût du néant final, d'une mise en œuvre de l'ardeur et surtout d'une fréquentation du beau. J'en tire qu'on peut dire son désir autrement que dans un sonnet, dans un haïku, par exemple.

Lambert Schlechter: Le papillon de Solutré - Quatrains, avec des dessins de Claire Lesbros, éditions Phi, collection Graphiti n°52, Esch-sur-Alzette 2003 ; 136 pages, 12 euros

 

 

 

Jalel El Gharbi
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