Les opérateurs de bitcoins débarquent au Luxembourg

Pierre philosophale

d'Lëtzebuerger Land vom 28.08.2015

Le 12 janvier 2015, Felix Weis, un jeune programmateur luxembourgeois, a entamé un long voyage. Avant de partir, il coupe sa carte de crédit en deux et convertit son épargne en bitcoins. Son défi est de survivre dans 21 pays sans avoir recours à de la monnaie-fiat, témoignant ainsi de sa foi dans la monnaie virtuelle. Comme chaque martyre qui se respecte, il va souffrir, comme lors de son passage en Bulgarie où, deux jours de suite, il ne trouvera personne disposé à lui servir à manger en échange de sa monnaie virtuelle. « Nous avons une séparation entre Église et État, et je pense qu’un jour nous allons avoir une séparation entre monnaie et État », écrit-il. Weis dit se situer en-dehors des débats idéologiques entre anarchistes de droite et ultra-gauchistes : « Bitcoin est un cadeau de Satoshi Nakamoto [l’inventeur anonyme de la monnaie virtuelle] à tout le monde. » En juillet, il se retrouve en pleine tourmente grecque diffusant des tracts en faveur des bitcoins « non comme alternative par rapport à l’euro comme monnaie, mais par rapport au chantage de la troïka. » Il séjourne actuellement à Macao où nous l’avons joint. Weis se réjouit d’y avoir trouvé quatre distributeurs bitcoins, ce qui, pour une ville connue comme le Las Vegas chinois, n’est guère étonnant.

En 2014, le jour de la Saint-Valentin, la CSSF publia un communiqué dans lequel elle statuait que « les monnaies ,virtuelles‘ sont de la monnaie ». Une lettre d’amour aux grands opérateurs de bitcoins, litecoins et autres cryptomonnaies décentralisées. Mais personne n’imaginait alors à quel point le timing allait être parfait. À peine deux semaines plus tard, au Japon, MtGox, le premier comptoir de bitcoins, s’écroule et 850 000 bitcoins (soit 355 millions d’euros) disparaissent dans les limbes virtuels. Sonnés, les opérateurs de bitcoins tentent de retrouver la confiance de leurs investisseurs et de leurs clients. Le Luxembourg leur offre la respectabilité convoitée. Ironiquement, les opérateurs d’une monnaie qui se voulait libérée de toute ingérence étatique cherchent refuge auprès… des autorités étatiques. En contrepartie de la légitimité que procure l’agrément ministériel, la CSSF demande la soumission à la lourde et intriquée réglementation financière. Pour lancer une plateforme de bitcoins au Luxembourg, le minimum requis en personnel est ainsi fixé à trois : deux managing directors et un compliance officer. En cas d’escroquerie, les autorités luxembourgeoises auront ainsi quelqu’un sous la main à envoyer en prison. Car comment surveiller lorsqu’on n’a personne pour punir ? C’est le deal proposé par la juridiction grand-ducale. Durant leurs voyages de prospection, le Premier ministre Xavier Bettel (DP) et son ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) distribuent des cartons d’invitation aux crypto-monnayeurs de New York à Tokyo.

Les crypto-monnayeurs ne débarquent pas avec l’intention de servir le minuscule marché luxembourgeois. Pour eux, le Grand-Duché n’est qu’un hub, une petite porte qui, via la libre prestation de services, donne sur le grand marché européen. Puisque le Royaume-Uni ne fournit pas de licences officielles aux crypto-monnayeurs, les opérateurs londoniens ne pourront bénéficier de l’accès européen que garantit le passporting grand-ducal. Or, consciente des « risques réputationnels » qu’elle court, la CSSF ne pourra se permettre de délivrer des passeports européens en toc, car au premier ennui, ce sera vers elle que se tourneront les autres régulateurs européens. Une quarantaine d’opérateurs ont visité les bureaux de la CSSF et une petite dizaine ont fini par y déposer un dossier. En l’espace d’une année, la majorité des principaux acteurs de la nébuleuse bitcoin auront établi une antenne au Luxembourg : Blockchain a fondé une holding en août 2014 (la firme n’y emploie pas encore de personnel, mais dit viser les quinze salariés), Bitstamp est venue en mai 2015 (trois employés), quant la japonaise BitFlyer et à la californienne Ripple Labs, ils devraient les rejoindre d’ici peu.

Le communiqué de la Saint-Valentin n’aura pas fait que des heureux. La stratégie d’attirer les grands acteurs internationaux s’est faite aux dépens des petites start-ups locales. Pour celles-ci, la demande d’agrément constitue une barrière à l’entrée difficilement surmontable. Avant même de songer à démarrer leurs activités, les start-ups doivent déposer un dossier d’un demi-millier de pages dans lesquelles elles doivent « définir leur objet social et leur activité de façon suffisamment concrète et précise ». Au passage, les jeunes pousses auront déboursé quelques centaines de milliers d’euros en frais d’avocats. Certaines start-ups ne cachent pas qu’elles auraient préféré se lancer dans le flou réglementaire, dans l’espoir de finir par y buter sur un modèle d’affaires. Si Coinplus, issu du Technoport eschois, a déposé un dossier auprès de la CSSF, d’autres, comme Nexunity, ont lâché prise. Son fondateur, Max Wolter, dit garder un pied dans la consultance. Les cryptomonnaies, il y croit toujours, mais pas pour tout de suite : « Les bitcoins sont le Myspace en attendant qu’un jour quelqu’un invente Facebook. »

Ces deux dernières décennies, sous la pression internationale, les banques se sont fortifiées en ultime ligne de défense anti-blanchiment. En court-circuitant les intermédiaires financiers traditionnels et en garantissant un haut degré d’anonymat, les bitcoins sont naturellement devenus un refuge privilégié pour le financement du terrorisme et les paiements dans le « darknet ». En 2013, la plate-forme Liberty Reserve fut démantelée, accusée d’avoir blanchi plus de six milliards de dollars. En 2014, le PDG de BitInstant fut inculpé pour avoir sciemment fourni plus d’un milliard d’euros en bitcoins à des utilisateurs de Silk Road, le supermarché en ligne de la drogue. Pour l’instant, le domaine de la CSSF n’englobe que les zones de frottements touchant à la monnaie-fiat. Une plateforme convertissant lite-coins en bitcoins ou commercialisant des logiciels pour wallets ne tombera donc pas sous son contrôle ; à l’inverse d’une interface entre bitcoins et euros qui sera considérée comme « service de paiement » et aura à se soumettre aux dispositifs anti-blanchiment.

Les armes anti-blanchiment déployées par les opérateurs de la monnaie virtuelle établis au Luxembourg restent tributaires du vieux monde analogue. Lors de l’entrée en relation, l’utilisateur est prié d’envoyer une photo de sa carte d’identité et un justificatif de domicile. Ces données sont ensuite transférées à des prestataires externes qui les font passer par une liste de présumés terroristes et « politically exposed ». Signé le 5 août à Cabasson, un nouveau règlement grand-ducal vient atténuer les mesures d’identification pour les transactions de moins de 250 euros. Dorénavant, tous les services de paiement – un régime sous lequel devraient également tomber les plateformes d’échange bitcoins – n’auront plus à vérifier l’identité fournie par leurs clients. Cette décision, qui tombe en plein creux estival, fut prise suite aux pressions des services de paiement exigeant un « level playing field » avec les pratiques françaises et allemandes.

Jean-Louis Schiltz, l’avocat et ex-ministre des Communications, s’est converti en apologiste des bitcoins ; il publie des articles sur des sites spécialisés, intervient à des colloques et participe aux réunions du Haut comité de la Place financière. Une bonne partie des dossiers soumis à la CSSF provient de son cabinet. Aux techies débordés, Schiltz & Schiltz propose ses connaissances des rouages administratifs et juridiques. Ensemble avec Xavier Buck, Marco Houwen et Nicolas Buck, il vient de fonder BHS Services, un « service provider » juridique et technologique pour les crypto-monnayeurs. « Il y avait deux approches, dit-il. Le Royaume-Uni a choisi de ne pas réguler du tout, espérant ainsi attirer tout le monde. Le Luxembourg a pris l’autre approche, en fournissant un cadre régulé pour attirer les candidats sérieux. »

« Approche pragmatique et coopérative » ; lorsqu’ils évoquent les raisons de leur installation, les nouveaux-venus puisent dans les classiques de la communication gouvernementale. Pour l’éphémère secteur du gaming, l’unique selling proposition de la juridiction luxembourgeois avait été la fiscalité indirecte combinée à de généreuses exonérations sur la propriété intellectuelle. Pour attirer les monnaies virtuelles, l’argument phare est la reconnaissance et la régulation (et non, comme par le passé, son absence). Nadia Manzari, responsable de l’innovation et des paiements à la CSSF, avait fait miroiter une « licence en dedans six mois ». Or, une année après le dépôt des premiers dossiers, aucun opérateur n’a encore eu son agrément ministériel. (Manzari estime que le premier pourrait tomber à la rentrée.) Les crypto-monnayeurs furent surpris par la méticulosité avec laquelle leurs dossiers furent traités. Entre les interrogations de la CSSF – sur la gouvernance, la sécurité des données ou encore les garanties – et les réponses des responsables, des mois se sont écoulés.

Pas évident pour un techie de s’y retrouver dans le pays des banques et dans l’imbroglio de la régulation. Ni d’ailleurs d’entamer son excitante vie de CEO dans le serein Grand-Duché, où la présence de venture capitalists se résume le plus souvent à une holding boîte-aux-lettres permettant d’extirper les plus-values. Dans son mémoire de master soumis le mois dernier à l’Uni.lu, Ekaterina Iuraga comptait l’accès au financement privé comme « one of the weakest sides of the start-up environment in Luxembourg ».

Michael Jackson, qui a fait fortune grâce à Skype, siège dans le conseil d’administration de Blockchain, un fournisseur de logiciels utilisés pour les wallets de bitcoins. (Un modèle d’affaires ne tombant pas sous la coûteuse régulation financière de la CSSF.) Jackson rappelle un avantage compétitif des petites économies qui passe souvent inaperçu : l ’absence de groupes de pression concurrents. « En Allemagne, Skype n’aurait rien fait sans l’aval de la Deutsche Telekom. Or pour la Poste luxembourgeoise, Skype ne changeait pas la donne tant que ça… They didn’t bother to argue with it. » Structurellement sous-diversifié, le Luxembourg a les mains libres pour favoriser les nouveaux-entrants. Une histoire similaire s’était déroulée en 2002 avec Amazon. La réécriture des règles sur le commerce de détail – dont certaines dataient encore de l’Ancien Régime – put se faire sans interférences gênantes des éditeurs ou libraires. Or, à l’inverse des satellites à la fin des années 70, de l’évasion fiscale des années 80, de la voix sur IP et du commerce électronique au début des années 2000, les bitcoins ne constituent pas une niche encore à l’ombre, mais se retrouvent d’ores et déjà sous les projecteurs des médias. La compétition entre juridictions (Londres, New York, Dublin, Hong Kong et Singapore) est féroce. « We’re playing with the big guys », dit Michael Jackson.

La supervision prudentielle de la CSSF est supposée fournir un sédatif aux banques, anxieuses à l’idée d’entrer en contact avec les malfamés crypto-monnayeurs. Car relier la « Fin » au « Tech » n’est pas aisé, tant les deux cultures divergent. Les banques se montrent peu coopératives, soit parce qu’elles perçoivent la monnaie virtuelle comme concurrence à leur modèle d’affaires, soit parce qu’elles craignent un rappel à l’ordre par leur maison-mère. En attendant que les premiers agréments ministériels soient accordés, les banques disposées à ouvrir un compte bancaire pour les opérateurs de bitcoins sont rarissimes. (Le même scepticisme a longtemps prévalu vis-à-vis des établissements de paiement.)

Il y a un an et demi, les enthousiastes des bitcoins se réunissaient au Café Independent. Chez certains de ces étudiants et lycéens, la cryptomonnaie s’alliait avec une Weltanschauung anarcho-capitaliste d’une monnaie libérée de toute intervention étatique ou politique, parfaite car mathématique, pure car intouchable. Or, à l’inverse de pays connaissant des épisodes d’hyperinflation comme l’Argentine, les monnaies virtuelles n’ont jamais réussi à s’imposer comme moyen de paiement en Europe. Au Luxembourg, avec des bitcoins vous pouvez payer les services juridiques d’un avocat logé Grand-Rue et acheter des lunettes de vision nocturne chez une start-up. Or ni chez l’un, ni chez l’autre, des transactions en bitcoins n’ont jusqu’ici été effectuées. Si la CSSF écrit donc que les cryptomonnaies seraient une monnaie « puisqu’elles sont acceptées comme moyen de paiement pour des biens et des services par un cercle suffisamment large de personnes », ceci ne s’applique pas au monde qui persiste à exister en-dehors d’Internet. Car la monnaie virtuelle a connu une volatilité weimarienne. Des hausses vertigineuses succédaient à des chutes abyssales, la valeur d’un bitcoin passant de 1 200 à 220 dollars en moins d’une année. En Europe, la monnaie virtuelle est restée un pur objet de spéculation. Pourtant, en septembre 2014 encore, la start-up eschoise Coinplus louait le bitcoin comme moyen « de stocker de la valeur sans aucun risque lié à l’action d’autrui, comme l’euro nécessitant la confiance dans le système financier et politique européen ».

Entretemps, la « communauté » bitcoin a évolué : on y retrouve des avocats d’affaires, des managers et des investisseurs. L’utopisme alter-monétariste les ennuie. « À mon avis, une adoption des bitcoins par le grand public n’aura jamais lieu, prédit Xavier Buck, investisseur dans plusieurs firmes de l’ICT. Peu à peu les bitcoins vont disparaître. Mais ce qui restera, sera la technologie tournant en arrière-fond. » Basée sur un registre public, en forme de longue séquence de toutes les transactions passées (le « block chain »), chaque opération est validée et enregistrée par des milliers d’ordinateurs travaillant en réseau. Un peu comme Wikipédia, mais en fiable. « Le block chain fait automatiquement l’enregistrement et la comptabilité d’un transfert d’unités de valeur. Même si une killer app n’a pas encore été développée, ceci constitue une révolution ! », dit Nicolas Mackel, directeur de Luxembourg for finance. Dans le milieu Fintech luxembourgeois, l’enthousiasme est grand. On s’envoie les liens vers des articles hyperboliques prédisant une inévitable disruption de l’ensemble du système financier.

Dans les banques luxembourgeoises, neuf pour cent des employés travaillent à temps plein dans la compliance, surveillant que leur établissement soit en règle avec Fatca, Emir, CRD IV, AIFMD, Sepa etc. Ces petites mains on les retrouve également dans l’administration des fonds, où elles encodent et surveillent chaque transfert. À terme, ils pourraient être rendus « obsolètes » par un simple protocole. « L’administration des fonds est très peu profitable, il y a trop de concurrence et pas assez de marges », estime Laurent Kratz, un autre investisseur, qui a lancé Scorechain, une start-up Fintech « sur le long terme » sondant les possibilités de la technologie block chain. « Nous n’en sommes qu’aux débuts de quelque chose de géant », promet Xavier Buck. D’ores et déjà, l’establishment bancaire cherche à récupérer, adapter et intégrer une technologie initialement conçue contre elle.

Bernard Thomas
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